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Brady regarda les yeux écarquillés de la femme bouger d’un côté à l’autre tandis qu’elle scrutait l’écran et sut qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Les poissons roses, se dit-il. Ce sont ceux qui bougent le plus vite, et puis, le rouge est synonyme de colère. Le rose est… quoi ? C’était quoi le mot ? Le mot lui vint, et il sourit. C’était le sourire radieux qui lui donnait l’air d’avoir à nouveau dix-neuf ans.

Le rose est lénifiant.

Parfois, quand Freddi venait le voir, Z-Boy abandonnait son chariot de livres dans le couloir pour se joindre à eux. Un jour, au cours de l’été 2014, il tendit à Freddi une recette informatique. Celle-ci avait été rédigée sur l’ordinateur de la bibliothèque au cours d’une des incursions de plus en plus rares de Brady dans le cerveau de Bibli Al lorsqu’il ne se contentait pas de donner des instructions mais se glissait à la place du conducteur pour prendre complètement les commandes. Il l’avait fallu parce que la marche à suivre devait être impeccable. Il n’avait pas le droit à l’erreur.

Intéressée, Freddi parcourut les requêtes, puis les lut plus attentivement.

« Ben dis donc, dit-elle, c’est plutôt malin. Et ajouter des messages subliminaux c’est cool. Pas cool mais… cool quand même. Est-ce le mystérieux Dr Z qui a pondu ça ?

— Ouais », répondit Z-Boy.

Freddi se tourna vers Brady.

« Tu sais qui c’est, toi, ce Dr Z ? »

Brady secoua lentement la tête d’un côté à l’autre.

« T’es sûr que c’est pas toi ? Parce que ça ressemble à ton style. »

Brady se contenta de la fixer d’un regard vide jusqu’à ce qu’elle détourne le sien. Il avait laissé Freddi voir de lui bien davantage que Hodges ou n’importe qui parmi le personnel hospitalier, mais il n’avait aucune intention de la laisser voir en lui. Pas à ce stade, en tout cas. Trop de risques qu’elle parle. En plus, il ne savait pas encore très bien ce qu’il était en train de faire. Si tu fabriques un meilleur piège à souris que ton voisin, il paraît que les clients se pressent à ta porte. Mais comme il ne savait pas encore si son piège attraperait des souris, mieux valait pour le moment ne rien dire. Et Dr Z n’existait pas encore.

Mais ça viendrait.

Un après-midi, peu de temps après avoir remis à Freddi la recette informatique expliquant comment introduire un virus dans l’écran de démo du Fishin’ Hole, Z-Boy était allé rendre visite à Felix Babineau dans son bureau. Presque tous les jours où il venait à l’hôpital, le médecin y passait une heure à boire le café en lisant le journal. Sa porte-fenêtre donnait sur un green de golf intérieur (pas de vue sur parking couvert pour Babineau) où il pratiquait parfois ses balles courtes. C’était là qu’il se trouvait lorsque Z-Boy était entré sans frapper.

Babineau l’avait toisé froidement.

« Puis-je vous aider ? Êtes-vous perdu ? »

Z-Boy lui avait tendu Zappit Zéro, que Freddi avait actualisé (au prix de plusieurs nouveaux composants électroniques payés sur les deniers en rapide diminution de Al Brooks).

« Regardez ça, avait-il dit. Je vous dirai quoi faire.

— Je vous demande de sortir, avait répliqué Babineau. J’ignore quelle mouche vous a piqué mais vous êtes ici dans mon espace privé et vous empiétez sur mon temps privé. Ou voulez-vous que j’appelle la sécurité ?

— Regardez ça sinon vous allez vous voir aux actualités du soir. “Un médecin se livre à des expérimentations de médicaments sud-américains non homologués sur Brady Hartsfield, accusé de meurtre de masse.” »

Babineau l’avait dévisagé, bouche bée, ressemblant beaucoup en cet instant à ce qu’il deviendrait lorsque Brady commencerait à éroder sa conscience profonde.

« Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez.

— Je parle du Cerebellin. Qui ne sera pas homologué par la FDA[35] avant des années, si tant est qu’il le soit un jour. J’ai accédé à votre fichier et pris une vingtaine de photos avec mon téléphone. J’ai aussi pris des photos des scans du cerveau que vous avez tenus secrets. Vous avez enfreint de nombreuses lois, Doc. Regardez l’écran du jeu et tout restera entre nous. Refusez, et votre carrière est finie. Je vous donne cinq secondes pour vous décider. »

Babineau prit le jeu vidéo et regarda le ballet de poissons. La petite musique tintait. De temps en temps, il y avait un flash de lumière bleue.

« Commencez à attraper les poissons roses, docteur. Ils vont se transformer en chiffres. Additionnez-les dans votre tête.

— Pendant combien de temps est-ce que je dois faire ça ?

— Vous le saurez.

– Êtes-vous fou ?

— Vous fermez votre bureau à clé quand vous partez, ce qui est futé, mais il y a des tas de cartes magnétiques d’accès universel qui circulent au sein de l’hôpital. Et vous laissez votre ordinateur allumé, ce qui pour moi, est assez fou. Regardez les poissons. Attrapez les roses. Et additionnez les chiffres. C’est tout ce que vous avez à faire, et je vous laisserai tranquille.

— C’est du chantage.

— Non, le chantage c’est pour de l’argent. Ça c’est juste un échange. Regardez les poissons. Je ne vous le redemanderai pas. »

Babineau regarda les poissons. Il tapa du doigt sur un rose et le manqua. Il tapa encore, rata encore. « Merde », marmonna-t-il dans sa barbe. C’était un peu plus dur qu’il y paraissait, et ça commençait à l’intéresser. Les flashs bleus auraient dû être agaçants, mais non. Ils semblaient même l’aider à se concentrer. L’inquiétude provoquée par ce que savait ce vieux zigoto commença à s’estomper à l’arrière-plan de ses pensées.

Il réussit à attraper un poisson rose avant qu’il ne disparaisse du côté gauche de l’écran et obtint un neuf. C’était bien. Un bon début. Il oublia pourquoi il faisait ça. Ce qui comptait, c’était d’attraper les poissons roses.

La musique tintait.

À l’étage au-dessus, dans la Chambre 217, Brady regardait fixement son propre Zappit et sentait sa respiration ralentir. Il ferma les yeux et fixa un seul point rouge. C’était Z-Boy. Il attendit… attendit… et puis, juste au moment où il commençait à se dire que sa cible était peut-être immunisée, un deuxième point rouge apparut. D’abord flou, puis de plus en plus clair et lumineux.

Comme regarder une rose s’ouvrir, pensa Brady.

Les deux points rouges se mirent à nager d’un côté à l’autre, comme pour jouer. Brady se concentra sur celui qui était Babineau. Ce dernier ralentit et devint stationnaire.

J’te tiens, se dit Brady.

Mais il devait être prudent. C’était une mission furtive.

Les yeux qu’il ouvrit étaient ceux de Babineau. Le médecin fixait toujours les poissons du regard mais il avait cessé de taper dessus du bout de son doigt. Il était devenu… c’était quoi le mot qu’ils utilisaient ? Cata. Ouais, Babineau était devenu cata.

Brady ne s’attarda pas, lors de cette première incursion, mais il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre les merveilles auxquelles il avait désormais accès. Al Brooks était une tirelire. Felix Babineau une chambre forte. Brady avait accès à ses souvenirs, ses connaissances stockées, ses capacités. À l’intérieur de Al, il aurait pu recâbler un circuit électrique. À l’intérieur de Babineau, il aurait pu pratiquer une craniectomie et recâbler un cerveau humain. En outre, il avait la preuve de quelque chose qu’il avait seulement théorisé et espéré jusque-là : il pouvait prendre possession des autres à distance. Tout ce qu’il fallait pour les faire s’ouvrir, c’était cet état d’hypnose induit par le Zappit. Celui que Freddi avait modifié fonctionnait comme un piège visuel très efficace, et bon Dieu, il agissait tellement vite.

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Food and Drug Administration  : Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux.