Il était impatient de l’utiliser sur Hodges.
Avant de partir, Brady relâcha quelques poissons-pensées dans le cerveau de Babineau, mais seulement quelques-uns. Il avait l’intention d’agir très prudemment avec le toubib. Il fallait que Babineau soit parfaitement familiarisé avec l’écran — qui était désormais ce que les spécialistes de l’hypnose appelaient un dispositif d’incitation — avant que Brady se déclare. L’un des poissons-pensées du jour était l’idée que les TDM et les IRM pratiqués sur Brady ne révélaient rien qui fût d’un réel intérêt et devaient donc cesser. Les injections de Cerebellin devaient également cesser.
Parce que Brady ne fait pas suffisamment de progrès. Parce que je cours à l’impasse. Et puis aussi, je pourrais me faire prendre.
« Ça serait moche de me faire prendre, murmura Babineau.
— Oui, confirma Z-Boy. Ça serait moche pour tous les deux de se faire prendre. »
Babineau avait lâché son club de golf. Z-Boy le ramassa et le lui remit dans la main.
Alors que cet été brûlant se muait en un automne froid et pluvieux, Brady affermit son emprise sur Babineau. Il relâchait ses poissons-pensées prudemment, tel un garde-pêche empoissonnant de truites un étang. Babineau commençait à ressentir l’envie de tripoter de jeunes infirmières, au risque d’être accusé de harcèlement sexuel. Babineau volait occasionnellement des comprimés antidouleur au poste médical du Bocal, utilisant pour cela une carte d’identification magnétique au nom d’un médecin fictif — une combine que Brady avait montée par l’intermédiaire de Freddi. Babineau le faisait alors même qu’il disposait d’autres moyens, plus sûrs, de se procurer des médicaments, et qu’il risquait de se faire prendre s’il continuait. Un jour, il vola une Rolex dans le salon des neurochirurgiens (alors qu’il en possédait déjà une) et la plaça dans le tiroir inférieur de son bureau où il l’oublia sans tarder. Petit à petit, Brady Hartsfield — qui pouvait à peine marcher — prit possession du médecin qui avait cru pouvoir prendre possession de lui, et l’enferma dans un piège de culpabilité hérissé de nombreuses dents. Si jamais l’homme tentait quelque chose d’inconsidéré, comme essayer de raconter à quelqu’un ce qui se passait, le piège se refermerait brutalement.
En même temps, il commença à sculpter la personnalité de Dr Z, en s’y prenant beaucoup plus prudemment qu’avec Bibli Al. D’une part, il avait amélioré ses compétences, d’autre part, il disposait d’un matériau de meilleure qualité avec lequel travailler. En octobre de cette année-là, avec des centaines de poissons-pensées nageant dans le cerveau de Babineau, il commença à prendre le contrôle du corps du médecin aussi bien que de son esprit, l’emmenant dans des excursions de plus en plus longues. Une fois, il conduisit la BMW de Babineau jusqu’à la frontière avec l’Ohio, rien que pour voir si son emprise faiblirait avec la distance. Il constata que non. Il semblait qu’une fois qu’on était à l’intérieur, on y était. Et la balade fut géniale. Il s’arrêta dans un resto en cours de route et s’empiffra de rondelles d’oignon frit.
Un délice !
Alors qu’approchaient les fêtes de fin d’année, Brady se découvrit d’une humeur qu’il n’avait pas éprouvée depuis sa plus tendre enfance. Cette humeur lui était si étrangère que c’est seulement longtemps après que les décorations de Noël eurent disparu, et alors que la Saint-Valentin approchait, qu’il réalisa ce que c’était.
Du contentement.
Une partie de lui combattit ce sentiment, le considérant comme une petite mort, mais une autre partie de lui voulait l’accepter. L’accueillir, même. Et pourquoi pas ? C’était pas comme s’il était encore coincé dans la Chambre 217, ou même dans son propre corps. Il pouvait sortir quand il voulait, soit comme passager, soit comme conducteur. Il devait veiller à ne pas occuper la place du conducteur trop longtemps, ni à s’attarder trop longtemps. La conscience profonde, visiblement, était une ressource limitée. Quand elle était épuisée, elle était épuisée.
Dommage.
Si Hodges avait continué ses visites, Brady aurait eu un autre but pour grandir : inciter Hodges à prendre le Zappit dans le tiroir de sa table de nuit et à le regarder, entrer en lui et y implanter ses poissons-pensées suicidaires. Ç’aurait été comme réutiliser le Parapluie Bleu de Debbie pour l’influencer, sauf que cette fois les suggestions étaient beaucoup plus puissantes. Pas exactement des suggestions, plutôt des ordres.
Le seul problème avec ce plan, c’était que Hodges avait cessé de venir. Il s’était pointé début septembre, juste après la fête du Travail, il avait déballé toutes ses conneries habituelles — je sais que t’es là, Brady, j’espère que tu souffres, Brady, dis Brady, t’es vraiment capable de déplacer des objets sans les toucher, laisse-moi voir comment tu fais… — et puis terminé. Brady présumait que la disparition de Hodges de sa vie était la source réelle de ce contentement inhabituel, et pas exactement bienvenu. Hodges avait été comme un grateron coincé sous sa selle, le faisant enrager et galoper. Maintenant le grateron avait disparu et il avait tout loisir de paître en liberté, s’il voulait.
Et c’était un peu ce qu’il faisait.
Ayant désormais accès aussi bien au compte en banque du Dr B et à son portefeuille d’actions qu’à son esprit, Brady se lança dans une frénésie d’achat de matériel informatique. Le Babi retira l’argent et paya ; Z-Boy livra l’équipement à Freddi dans sa crèche crade.
Elle mérite vraiment d’être relogée, pensa Brady. Il faudrait que je m’occupe de ça.
Z-Boy livra aussi le reste des Zappit qu’il avait barbotés à la bibliothèque et Freddi amplifia les démos du Fishin’ Hole sur tous… moyennant finance, naturellement. Et même si le prix demandé était élevé, Brady le paya sans sourciller. C’était le pognon du Doc, après tout, le blé de Babineau. Quant à ce qu’il ferait des consoles modifiées, Brady ne savait pas encore. Au final, il aurait peut-être envie de se doter d’un ou deux drones de plus, mais il ne voyait pas l’intérêt de mettre la barre plus haut pour le moment. Il commençait à comprendre ce qu’était le contentement : l’équivalent émotionnel de la latitude des chevaux, où tous les vents tombent, et tu dérives.
C’est ce qui arrive quand on est à court de buts pour grandir.
Cet état de choses dura jusqu’au 13 février 2015 lorsque l’attention de Brady fut attirée par une actualité au journal télévisé News at Noon. Les deux présentateurs, hilares devant deux bébés pandas joueurs, affichèrent brusquement leur mine Oh Merde Ce Que C’est Horrible lorsque l’image changea, les pandas cédant la place à un logo en forme de cœur brisé.
« Triste Saint-Valentin dans la banlieue de Sewickley, annonça la partie féminine du duo.
— C’est exact, Betty, répondit sa contrepartie masculine. Deux survivants du Massacre du City Center, Krista Countryman, vingt-six ans, et Keith Frias, vingt-quatre ans, se sont suicidés ensemble au domicile de Mlle Countryman. »