Betty enchaîna :
« Ken, les parents sous le choc confient que le couple avait prévu de se marier en mai de cette année, mais tous deux avaient été grièvement blessés dans l’attaque perpétrée par Brady Hartsfield et leur souffrance constante, physique aussi bien que morale, s’est apparemment révélée trop dure à supporter. Nous écoutons Frank Denton, notre envoyé spécial. »
Brady était maintenant en alerte rouge, redressé dans son fauteuil autant qu’il le pouvait, le regard brillant. Pouvait-il légitimement revendiquer ces deux-là ? Il pensait que oui, ce qui signifiait que son score du City Center venait de passer de huit à dix. Pas encore la douzaine, mais oh ! Pas mal !
L’envoyé spécial Frank Denton, arborant lui aussi sa plus belle mine Oh Merde Alors, se fendit de quelques minutes de blabla, puis son visage céda la place à celui du pauv’ vieux papa de la fille Countryman qui lut le mot d’adieu laissé par le couple. Il bredouilla quasiment tout du long mais Brady pigea l’essentiel. Ils avaient eu une vision magnifique de la vie dans l’au-delà où leurs blessures seraient guéries, leur fardeau de souffrance allégé, et où ils pourraient être mariés en parfaite santé par Jésus-Christ, leur Seigneur et Sauveur.
« Oh, quelle tristesse, commenta le présentateur à la fin du reportage. Quelle tristesse.
— Vraiment terrible, Ken », renchérit Betty.
Puis l’écran derrière eux afficha l’image d’une bande d’imbéciles en robes et costumes de mariés debout dans une piscine ; leur mine triste se désintégra aussitôt, et la mine joyeuse revint :
« Mais voici de quoi nous redonner le sourire : vingt couples ont décidé de se marier dans une piscine à Cleveland où la température est de moins six degrés !
— J’espère que leur amour était aussi brûlant que le chantait Elvis Presley, commenta Ken en élargissant son sourire sur ses dents parfaites. Brrrr ! Écoutons les détails avec Patty Newfield. »
Combien je pourrais en avoir de plus ? se demanda Brady. Il était en surchauffe. J’ai neuf Zappit augmentés, plus les deux que détiennent mes drones, et celui que j’ai dans le tiroir de ma table de nuit. Qui a dit que j’en avais fini avec ces connards de chercheurs d’emploi ?
Qui a dit que je pouvais pas exploser mon score ?
Durant sa période de latence, Brady continua à s’intéresser au destin de Zappit, Inc., envoyant Z-Boy vérifier les alertes Google une ou deux fois par semaine. Les conversations à propos de l’effet hypnotique de la démo du Fishin’ Hole (et l’effet moindre de celle des Whistling Birds[36]) se calmèrent et furent remplacées par des pronostics sur le temps qui restait à la compagnie Zappit avant de couler — la question ne se posait plus de savoir si elle coulerait. Lorsque Sunrise Solutions racheta Zappit, Inc., un blogueur s’intitulant Electric Whirlwind[37] écrivit : « Waouh ! On dirait deux malades du cancer n’ayant plus que six mois à vivre décidant de convoler en justes noces ! »
La personnalité fantôme de Babineau était maintenant bien établie et ce fut Dr Z qui se chargea de rechercher les survivants du Massacre du City Center pour le compte de Brady, établissant la liste des blessés les plus graves, et par conséquent les plus vulnérables aux pensées suicidaires. Quelques-uns d’entre eux, tels Daniel Starr et Judith Loma, étaient encore confinés dans leur fauteuil roulant. Loma pourrait peut-être en sortir un jour ; Starr, jamais. Et puis il y avait Martine Stover, paralysée à partir du cou, et qui vivait avec sa mère à Ridgedale.
Ce serait leur faire une faveur, pensa Brady. Oui, une vraie faveur.
Il décida que la maman de Stover serait un bon début. Sa première idée fut de charger Z-Boy de lui envoyer un Zappit par la poste (« Un Cadeau Gratuit Pour Vous ! »), mais comment pouvait-il être sûr qu’elle ne le jette pas tout bonnement à la poubelle ? Il n’en avait que neuf et ne voulait pas courir le risque d’en perdre un seul. Les faire amplifier lui avait coûté (enfin, à Babineau) beaucoup d’argent. Mieux vaudrait envoyer Babineau en mission personnalisée. Vêtu d’un de ses costumes sur mesure mis en valeur par une sobre cravate foncée, il inspirait bien plus confiance que Z-Boy dans son Dickies vert chiffonné, et c’était le genre de vieux beau que les nénettes comme la mère de Stover avaient tendance à kiffer. Tout ce que Brady avait à faire, c’était de monter une histoire crédible. Un truc à propos d’un essai de commercialisation, peut-être ? Ou une histoire de club de livres ? Un jeu-concours ?
Il soupesait toujours les scénarios possibles — il n’y avait pas le feu — quand son alerte Google rapporta une mort annoncée : Sunrise Solutions avait dit ciao. On était début avril. Un fiduciaire avait été désigné pour mettre en vente les actifs disponibles et une liste des « biens mobiliers » serait bientôt publiée sur les sites de vente habituels. Pour ceux qui n’avaient pas la patience d’attendre, une liste de toutes les merdes invendables de Sunrise Solutions était disponible dans leur déclaration de faillite. Brady trouva ça intéressant, mais pas assez intéressant pour faire examiner cette liste par Dr Z. La liste devait probablement comprendre des cartons entiers de Zappit, mais il en avait neuf en sa possession et ça suffirait sûrement pour s’amuser.
Un mois plus tard, il se ravisa.
L’une des rubriques les plus populaires de News at Noon s’intitulait « Un Petit Mot de Jack ». Jack O’Malley était un gros vieux dinosaure qui avait dû faire ses débuts du temps de la télé en noir et blanc et qui, à la fin de chaque journal télévisé, dégoisait pendant au moins cinq minutes sur n’importe quel sujet occupant ce qui lui restait de cerveau. Il portait d’énormes lunettes à monture noire et ses bajoues tremblotaient comme de la gelée quand il parlait. D’habitude, Brady le trouvait plutôt marrant, un peu de détente comique, mais le Petit Mot de Jack de ce jour-là ne le fit pas rire. Il lui ouvrit de tout nouveaux horizons.
« Les familles de Krista Countryman et Keith Frias ont été inondées de messages de condoléances à la suite du reportage diffusé par notre chaîne il y a peu, commença Jack de sa voix nasillarde à la Andy Rooney. Leur décision de mettre fin à leurs jours alors qu’ils ne pouvaient plus supporter une souffrance constante que rien ne pouvait soulager a ranimé le débat sur l’éthique du suicide. Elle nous a aussi rappelé — malheureusement — l’existence du lâche individu qui a causé cette souffrance, un monstre du nom de Brady Wilson Hartsfield. »
C’est moi, songea Brady joyeusement. Quand ils te désignent par ton nom tout entier, tu peux être sûr que t’es un authentique croquemitaine.
« S’il existe une vie après celle-ci, poursuivit Jack (ses sourcils incontrôlables à la Andy Rooney se rejoignant au centre, ses bajoues tremblotant), Brady Wilson Hartsfield paiera le juste prix pour ses crimes lorsqu’il s’y retrouvera. En attendant, concentrons-nous plutôt sur la lueur d’espoir venue teinter ce sombre tableau de malheur, car il y en a bel et bien une.
« Un an après son lâche déchaînement de violence au City Center, Brady Wilson Hartsfield a tenté de perpétrer un crime encore plus odieux. À l’occasion d’un concert rassemblant des milliers d’adolescents, il a introduit clandestinement une grande quantité d’explosifs dans l’Auditorium Mingo avec l’intention d’assassiner les enfants venus là pour se divertir. Son plan a été déjoué par l’inspecteur de police à la retraite William Hodges, aidé par une femme courageuse du nom de Holly Gibney qui a fracassé le crâne du minable animé de tendances homicides avant qu’il ne puisse déclencher le détonateur… »