Brady quitte la nationale 79 pour tourner sur Vale Road au niveau du Garage Thurston où plusieurs jeunes gars du pays employés au déneigement sont en train de faire le plein de leurs camions, de charger du sable salé, ou juste de boire un café en bavardant. Il traverse l’esprit de Brady de s’arrêter, voir si on peut lui monter des pneus cloutés sur la Malibu de Bibli Al, mais vu la foule que la tempête a attirée au garage, ça risque de lui prendre toute l’après-midi. Il est près de sa destination maintenant et il décide de foncer. Et s’il reste coincé par la neige une fois là-haut, qu’est-ce qu’il en a à foutre ? Rien. Il est déjà venu deux fois au camp, surtout pour examiner les lieux, mais la deuxième fois il a aussi stocké des provisions.
Il y a bien six centimètres de neige sur Vale Road et la chaussée est glissante. La Malibu dérape plusieurs fois et manque même partir dans le fossé. Brady transpire abondamment et les doigts arthritiques de Babineau palpitent, refermés sur le volant dans une étreinte mortelle.
Enfin, il aperçoit les grands poteaux rouges qui constituent son ultime repère. Il pompe sur le frein et amorce le virage au pas. Sur les trois derniers kilomètres, c’est une piste forestière sans nom et à voie unique mais sous la voûte des arbres la conduite est plus facile qu’au cours de toute l’heure écoulée. Par endroits, la piste est encore dégagée. Ça ne durera pas quand le plus fort de la tempête sera là, ce qui est prévu aux alentours de vingt heures, d’après la radio.
Il atteint un embranchement où des flèches en bois clouées à un énorme sapin centenaire indiquent des directions opposées. Celle de droite indique CAMP DE L’OURS DU GRAND BOB. Celle de gauche TÊTES ET PEAUX. À trois mètres environ au-dessus des flèches déjà recouvertes d’un petit capuchon de neige, une caméra de sécurité filme en plongée.
Brady tourne à gauche et relâche enfin son étreinte sur le volant. Il y est presque.
9
En ville, la neige est encore légère. Les rues sont dégagées et la circulation fluide mais, par prudence, tous trois grimpent dans la Jeep Wrangler de Jerome. Le 442 Maritime Drive est l’une de ces copropriétés qui ont poussé comme des champignons sur la rive sud du lac dans les entreprenantes années quatre-vingt. À cette époque, on se les arrachait. Aujourd’hui, la moitié des appartements sont vides. Dans le hall d’entrée, Jerome repère F. LINKLATTER au 6-A. Il tend la main pour sonner mais Hodges l’arrête avant qu’il ait pressé le bouton.
« Quoi ? » demande Jerome.
Holly lui répond d’un ton faussement guindé :
« Observe et prends-en de la graine, Jerome. Vise le style. »
Hodges appuie sur d’autres boutons au hasard et au quatrième essai, une voix masculine lui répond :
« Ouais ?
— FedEx, annonce Hodges.
— Qui peut bien m’envoyer un colis par FedEx ? »
Le type a l’air stupéfait.
« Peux pas vous dire, l’ami. C’est pas moi qui rédige les nouvelles, je les transmets juste. »
La porte du vestibule se déverrouille en renâclant. Hodges la pousse, passe et la tient ouverte pour les autres. Il y a deux ascenseurs mais une affichette EN PANNE est scotchée sur l’un d’eux. Sur l’autre quelqu’un a laissé un message : À celui ou celle qui a le chien qui aboie au 4e : je te trouverai.
« Légèrement menaçant », dit Jerome.
La porte de l’ascenseur s’ouvre et ils montent. Holly se met à fouiller dans son sac. Elle sort sa boîte de Nicorette et en glisse une dans sa bouche. Quand la porte de l’ascenseur s’ouvre au sixième, Hodges leur dit :
« Si elle est là, laissez-moi parler. »
Le 6-A est juste en face de l’ascenseur. Hodges frappe. En l’absence de réponse, il frappe plus fort. Toujours rien, alors il cogne avec le poing.
« Va-t’en. »
La voix de l’autre côté de la porte paraît faible et fragile. Une voix de petite fille qui a la grippe, se dit Hodges.
Il frappe encore.
« Ouvrez, madame Linklatter.
— Vous êtes de la police ? »
Il pourrait répondre oui, ce ne serait pas la première fois depuis qu’il a pris sa retraite qu’il se fait passer pour un officier de police en service, mais son instinct, cette fois, lui dit de ne pas le faire.
« Non. Je m’appelle Bill Hodges. Nous nous sommes déjà rencontrés, brièvement, en 2010. À l’époque où vous travailliez à…
— Ouais, je me souviens. »
Un verrou tourne, puis un autre. Une chaîne tombe. La porte s’ouvre et la senteur aromatique de l’herbe dérive dans le couloir. La femme qui leur fait face tient un gros joint à demi fumé entre deux doigts de la main gauche. Elle est d’une maigreur à la limite de la cachexie et blanche comme un linge. Elle porte un débardeur avec marqué BAD BOY BAIL BONDS, BRADENTON FLA[39] sur le devant. Et le slogan IN JAIL ? WE BAIL[40] ! en dessous, plus difficile à lire à cause de la tache de sang.
« J’aurais dû vous appeler », dit Freddi. Et elle a beau regarder Hodges en disant ça, il a le sentiment qu’elle se parle plutôt à elle-même. « Je l’aurais fait, si j’y avais pensé. Vous l’avez déjà arrêté une fois, hein ?
— Mon Dieu, mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? demande Jerome.
— Oh, j’ai embarqué trop de fringues. » Freddi désigne de la main deux valises dépareillées posées verticalement derrière elle dans le couloir. « J’aurais dû écouter ma mère. Voyager léger, qu’elle disait.
— Je ne crois pas qu’il parle des valises », dit Hodges en désignant du doigt le sang tout frais sur le T-shirt de Freddi.
Il entre, Jerome et Holly sur les talons. Holly ferme la porte.
« Je sais de quoi il parle, dit Freddi. Le salopard m’a tiré dessus. J’ai recommencé à saigner en apportant les valises ici depuis ma chambre.
— Laissez-moi regarder », dit Hodges.
Mais quand il s’avance vers elle, Freddi fait un pas en arrière et croise les bras devant elle dans un geste à la Holly qui émeut profondément Hodges.
« Non. J’ai pas mis de soutif. Ça fait trop mal. »
Holly passe devant Hodges.
« Montrez-moi où est la salle de bains. Je vais regarder. »
Sa voix paraît naturelle à Hodges — calme — même si elle mastique à mort son chewing-gum à la nicotine.
Freddi saisit Holly par le poignet et l’entraîne au-delà des valises, s’arrêtant une seconde en chemin pour tirer sur son joint. Elle parle en exhalant une série de signaux de fumée :
« L’équipement informatique est dans la chambre d’amis. Sur votre droite. Allez voir. » Puis revenant à son premier commandement : « Si j’avais pas embarqué autant de fringues, je serais déjà plus là. »
Hodges en doute. Il pense qu’elle se serait évanouie dans l’ascenseur.
10
Le camp Têtes et Peaux n’est pas aussi gigantesque que le McManoir de Babineau à Sugar Heights, mais pas loin. C’est une vieille bâtisse de plain-pied, tout en longueur. Au-delà, les pentes couvertes de neige descendent vers le lac Charles qui s’est couvert d’une pellicule de glace depuis la dernière visite de Brady.
Il se gare devant la maison et la contourne prudemment à pied, les semelles des coûteux mocassins de Babineau glissant sur la neige, pour gagner la façade ouest. Le camp de chasse est situé dans une clairière et il s’y trouve beaucoup plus de neige que sous les arbres. Il a les chevilles gelées. Il regrette de ne pas avoir pensé à emporter des bottes et se répète une fois de plus qu’on peut pas penser à tout.
39
« La Caution des Mauvais Garçons, Bradenton, Floride ». Allusion aux entreprises de cautionnement financier auxquelles ont recours aux États-Unis les inculpés pour leur libération conditionnelle.