Dans le boîtier du compteur électrique, il récupère la clé de la remise qui abrite le groupe électrogène, puis la clé de la maison dans la remise. Le groupe électrogène est un Generac Guardian haut de gamme. Il ne tourne pas en ce moment mais il se déclenchera sûrement plus tard. Ici, au fin fond des bois, le courant saute presque à chaque tempête. Brady retourne à la voiture chercher l’ordinateur de Babineau. Le camp a la Wifi et l’ordinateur portable est tout ce dont il a besoin pour rester connecté à son projet en cours et en suivre de près l’évolution. Plus le Zappit, évidemment.
Bon vieux Zappit Zéro.
La maison est obscure et glaciale, et ses deux premiers gestes en entrant sont ceux, très prosaïques, de tout propriétaire rentrant chez lui après une longue absence : allumer les lumières et monter le thermostat. La pièce principale est immense et lambrissée de pin, éclairée par un lustre en os de caribou polis datant de l’époque où il y avait encore des caribous dans ces forêts. La cheminée en pierre est une gueule ouverte, assez grande pour y rôtir un rhinocéros entier. Au plafond, il y a de grosses poutres noircies par des années de fumée. Contre un mur se dresse un buffet en merisier aussi long que la pièce elle-même où s’alignent une bonne cinquantaine de bouteilles d’alcool, certaines presque vides, d’autres avec le cachet encore intact. Les sièges sont vieux, dépareillés et affaissés : profonds fauteuils de repos, canapé gigantesque où d’innombrables bimbos se sont fait caramboler au fil des années. En plus de la chasse et de la pêche, la baise extra-conjugale a toujours été une activité très pratiquée ici. La peau étalée devant la cheminée appartenait à un ours abattu par le Dr Elton Marchant, parti maintenant pour la vaste salle d’opération céleste. Les têtes et poissons empaillés sur les murs sont des trophées appartenant à une bonne douzaine d’autres toubibs d’hier et d’aujourd’hui. Il y a un cerf seize cors particulièrement remarquable tiré par Babineau lui-même quand il était encore Babineau. Hors saison de chasse, mais on va pas pinailler.
Brady dépose l’ordinateur sur un antique bureau à cylindre au fond de la pièce et l’ouvre avant même d’avoir ôté son manteau. Il vérifie d’abord le répéteur de signal et découvre avec ravissement qu’il annonce maintenant TROUVÉ 243.
Il pensait avoir compris le pouvoir du piège visuel, et il a vu combien l’écran de démo était addictif avant même d’avoir été boosté, mais là, c’est une réussite qui dépasse ses attentes les plus folles. Largement. Il n’a pas reçu d’autre carillon d’alerte de Z-End, mais il y va quand même, voir comment ça se passe. Et à nouveau, cela dépasse ses attentes. Plus de sept mille visiteurs à cette heure, sept mille, et le nombre augmente régulièrement sous ses yeux.
Il se défait de son manteau et esquisse un petit pas de danse sur la peau d’ours. Ça le fatigue vite — quand il fera son prochain échange, il faudra qu’il choisisse quelqu’un de vingt, trente ans, pas plus — mais ça le réchauffe agréablement.
Il attrape la télécommande de la télé sur le buffet et clique en direction de l’écran plat géant, l’une des rares allégeances du camp de chasse à la vie au vingt et unième siècle. La parabole satellite capte Dieu sait combien de chaînes et l’image HD est à se pâmer, mais aujourd’hui, Brady est plus intéressé par la programmation locale. Il appuie sur le bouton source de la télécommande jusqu’à ce qu’il ait vue sur la piste menant du camp au monde extérieur. Il n’attend aucune visite mais il a deux ou trois jours de travail intensif devant lui, les jours les plus importants et les plus productifs de sa vie, et si quelqu’un s’avise de vouloir l’interrompre, il veut le savoir à l’avance.
La vitrine contenant les armes est à quelques pas seulement : sur le mur lambrissé de planches de pin noueuses sont alignés fusils et carabines, et les pistolets sont suspendus à des crochets. La pièce maîtresse, de l’avis de Brady, c’est le FN SCAR 17S à crosse en polymère. Capable de tirer six cent cinquante coups par minute — et illégalement converti en mode automatique par un proctologue qui est aussi un cinglé des armes —, c’est la Rolls Royce des fusils d’assaut. Brady le descend de son support, avec quelques chargeurs supplémentaires et plusieurs lourdes boîtes de munitions .308 Winchester, et va l’appuyer contre le mur à côté de la cheminée. Il pense allumer le feu — du bois sec est déjà prêt dans l’âtre — mais il a encore une chose à faire avant. Il va sur le site de la ville pour avoir les dernières nouvelles et fait rapidement défiler l’écran, cherchant d’éventuels suicides. Aucun pour le moment, mais il peut y remédier.
« Appelons ça les Zamuse-gueules », dit-il en souriant et il allume la console.
Il se met à l’aise dans l’un des fauteuils de repos et commence à suivre les poissons roses. Quand il ferme les yeux, il les voit encore. Au début, en tout cas. Puis ils se transforment en points rouges qui se déplacent sur un fond noir.
Brady en choisit un au hasard et se met au travail.
11
Quand Holly revient avec Freddi, Hodges et Jerome ont les yeux fixés sur un écran digital qui affiche TROUVÉ 244.
« Elle va bien, glisse doucement Holly à Hodges. Incroyable, mais vrai. Elle a un trou dans la poitrine qui ressemble à…
— Qui ressemble à ce que j’ai dit que c’est. » Freddi a le ton un peu plus assuré maintenant. Elle a les yeux rouges mais c’est sans doute l’effet de l’herbe qu’elle vient de fumer. « Il m’a tiré dessus.
— Elle avait des mini-protections hygiéniques, je lui en ai fixé une sur le trou avec du sparadrap, dit Holly. Il était trop gros pour un simple pansement. » Elle fronce le nez. « Arrghh.
— L’enculé m’a tiré dessus. »
C’est comme si Freddi essayait encore de se faire à cette idée.
« Et de quel enculé s’agirait-il ? demande Hodges. Felix Babineau, peut-être ?
— Ouais, lui. Enculé de Dr Z. Sauf qu’en fait c’est Brady. Comme l’autre, là. Z-Boy.
— Z-Boy ? répète Jerome. C’est qui ce Z-Boy ?
— Un type plus vieux ? demande Hodges. Plus vieux que Babineau ? Cheveux blancs qui frisottent ? Conduit un vieux clou avec des couches d’apprêt dessus ? Porte peut-être une parka déchirée rafistolée avec du scotch ?
— Pour la voiture, je sais pas, mais je connais sa parka, répond Freddi. C’est lui, c’est mon pote Z-Boy. »
Elle s’installe devant son Mac de bureau — où des fractales tournoient sur l’économiseur d’écran — et tire la dernière bouffée de son joint avant de l’écraser dans un cendrier plein de mégots de Marlboro. Elle est encore pâle mais elle a repris du poil de la bête, et aussi de ce mordant dont Hodges se souvient bien.
« Dr Z et son fidèle acolyte Z-Boy. Sauf que tous les deux, c’est Brady. Des putains de poupées russes, voilà ce que c’est.
— Madame Linklatter ? intervient Holly.
— Oh, allez-y, appelez-moi Freddi. Une nénette qu’a vu les tasses à thé que j’ai à la place des seins a gagné le droit de m’appeler Freddi. »
Holly rougit mais ne se démonte pas. Quand elle est sur une piste, elle ne se démonte jamais.
« Brady Hartsfield est mort. Il a fait une surdose de médicaments la nuit dernière, ou tôt ce matin.
— Ah ? Elvis a quitté les lieux ? » Freddi réfléchit à ça et secoue la tête. « Comme ce serait sympa. Si c’était vrai. »