Et comme ce serait sympa si je pouvais me convaincre qu’elle est folle, se dit Hodges.
Jerome désigne du doigt l’écran numérique au-dessus de l’ordinateur, qui affiche maintenant TROUVÉ 247.
« Est-ce que ce truc fait de la recherche ou du téléchargement ?
— Les deux. » À travers le T-shirt, la main de Freddi presse son bandage de fortune dans un geste automatique qui rappelle à Hodges le sien. « C’est un répéteur de signal. Je peux le désactiver — du moins, je pense pouvoir le faire — mais il faut que vous me promettiez de me protéger des types qui surveillent l’immeuble. Le site internet, par contre… problème. J’ai l’adresse IP et le mot de passe, mais l’accès m’est refusé. »
Hodges a mille questions à poser mais, tandis que TROUVÉ 247 passe à TROUVÉ 248, seulement deux lui semblent d’une importance capitale.
« Que recherche-t-il ? Et que télécharge-t-il ?
— Vous devez d’abord me promettre de me protéger. Vous devez m’emmener en sécurité quelque part. Protection des Témoins ou un truc comme ça.
— Il n’a pas besoin de vous promettre quoi que ce soit parce que j’ai déjà compris », dit Holly. Il n’y a rien d’hostile dans son ton de sa voix ; au contraire, il serait plutôt réconfortant. « Cet appareil recherche les Zappit, Bill. Chaque fois que quelqu’un en allume un, le répéteur le trouve et actualise la démo du Fishin’ Hole.
— Transforme les poissons roses en poissons-chiffres et ajoute les flashs de lumière bleue », ajoute Jerome. Il regarde Freddi. « C’est bien ça qu’il fait, exact ? »
Maintenant c’est vers son front, et la bosse violette couverte de sang séché, que monte la main de Freddi. Quand ses doigts la touchent, elle grimace et les retire.
« Ouais. Sur les huit cents Zappit qu’on m’a livrés ici, deux cent quatre-vingts étaient défectueux. Soit ils plantaient dès l’allumage, soit ils faisaient crac-boum quand on essayait d’ouvrir un des jeux. Les autres étaient bons. On m’a fait installer un kit sur chacun, sans exception. Ça m’a demandé beaucoup de travail. Un travail chiant. Comme de visser des boulons sur une chaîne d’assemblage.
— Ce qui nous en fait cinq cent vingt en état de marche, dit Hodges.
— Doué pour les soustractions, le mec, offrez-lui un cigare. » Freddi jette un coup d’œil à l’affichage digital. « Et près de la moitié ont déjà été mis à jour. » Elle rigole, mais c’est un rire absolument dénué de gaieté. « Brady est peut-être barge mais il a bien bossé sur ce coup-là, vous trouvez pas ? »
Hodges dit :
« Éteignez-le.
— Pas de problème. Quand vous m’aurez promis une protection. »
Jerome, qui a personnellement fait l’expérience de la rapidité d’action des Zappit et des pensées désagréables qu’ils implantent dans le cerveau des gens, ne voit pas l’intérêt de rester planté là pendant que Freddi cherche à marchander avec Bill. Le couteau suisse qu’il avait toujours à la ceinture quand il était sur le chantier en Arizona a retrouvé sa place dans sa poche. Il déplie la plus grande lame, balaie le répéteur de son étagère et tranche les câbles qui le relient au système de Freddi. L’appareil tombe à terre avec un modeste fracas et une alarme commence à striduler dans l’unité centrale placée sous le bureau. Holly se penche, appuie sur quelque chose et l’alarme se tait.
« Y a des boutons, crétins ! gueule Freddi. Vous aviez pas besoin de faire ça !
— Eh ben, je l’ai fait, réplique Jerome. Un de ces putains de Zappit a failli tuer ma sœur. » Il fait un pas vers elle et Freddi a un mouvement de recul. « Vous aviez idée de ce que vous foutiez ? La moindre putain d’idée ? Je suis sûr que oui. Vous avez l’air défoncée mais pas débile. »
Freddi se met à pleurer.
« Je savais pas. Je le jure. Je savais pas. Parce que je voulais pas. »
Hodges prend une profonde inspiration, qui ranime la douleur.
« Commencez par le commencement, Freddi, et racontez-nous tout.
— Et en quatrième vitesse », ajoute Holly.
12
Jamie Winters avait neuf ans quand il a assisté au concert des ’Round Here avec sa mère. Dans le public ce soir-là, les garçons étaient peu nombreux ; les ’Round Here étaient de ces groupes que les préados de son âge méprisaient en les traitant de trucs de filles. Jamie, lui, aimait les trucs de filles. À neuf ans, il n’avait pas encore acquis la certitude qu’il était gay (il n’était même pas sûr de savoir ce que c’était). Tout ce qu’il savait, c’était que lorsqu’il voyait Cam Knowles, le chanteur des ’Round Here, ça lui faisait une drôle de sensation au creux du ventre.
Maintenant il va sur ses seize ans et il sait exactement ce qu’il est. Avec certains garçons, au lycée, il préfère se faire appeler Jami, sans e. Son père aussi sait ce qu’il est et il le traite comme une espèce de dégénéré. Lenny Winters — l’homme viril dans toute sa splendeur — est le propriétaire d’une entreprise de construction florissante, mais aujourd’hui les quatre employés des Constructions Winters ne travaillent pas à cause de la tempête annoncée. Lenny s’est installé dans son bureau à la maison, plongé jusqu’au cou dans de la paperasse, et il transpire sur les feuilles de calcul qu’affiche son écran d’ordinateur.
« Papa !
— Qu’est-ce que tu veux ? gronde Lenny sans lever les yeux. Et pourquoi t’es pas au lycée ? Ils ont annulé les cours ?
— Papa ! »
Cette fois, Lenny se retourne pour regarder le garçon qu’il appelle parfois (quand il pense que Jamie ne l’entend pas), « le petit pédé de la famille ». La première chose qu’il remarque c’est que son fils porte du rouge à lèvres, du fard à joues et de l’ombre à paupières. La deuxième chose c’est la robe. Lenny la reconnaît, c’est une de celles de sa femme. Le gamin est trop grand pour cette robe qui lui arrive à mi-cuisse.
« Putain de merde ! »
Jamie sourit. Il rayonne.
« C’est comme ça que je veux être enterré !
— Mais à quoi est-ce que… »
Lenny se lève si vite que son fauteuil se renverse. C’est alors qu’il voit le revolver dans la main du garçon. Jamie a dû le prendre dans la penderie de leur chambre, côté Lenny.
« Regarde ça, papa ! »
Toujours souriant. Comme s’il s’apprêtait à faire un tour de magie super sympa. Il lève le revolver et place le canon contre sa tempe droite. Il a l’index replié sur la détente. Son ongle est soigneusement peint de vernis pailleté.
« Pose ça tout de suite, fiston ! Pose ça… »
Jamie — ou Jami, ainsi qu’il a signé son bref mot d’adieu — appuie sur la détente. Le revolver est un .357 et la détonation est assourdissante. Du sang et de la cervelle giclent en éventail et vont décorer le chambranle de la porte de couleurs vives. Le garçon portant la robe et le maquillage de sa mère tombe en avant, le côté gauche de son visage éclaté comme un ballon.
Lenny Winters émet une série de hurlements aigus et chevrotants. Il hurle comme une fille.
13
Brady se déconnecte de Jamie Winters juste au moment où le garçon porte le revolver à sa tempe, soudain effrayé — terrifié, plutôt — par ce qui pourrait se passer s’il est encore là quand la balle entrera dans la tête où il est venu semer le trouble. Serait-il éjecté comme un pépin de pomme, comme quand il était à l’intérieur du débilos à demi hypnotisé qui passait la serpillière dans la Chambre 217, ou mourrait-il en même temps que le gosse ?