Un instant, il croit qu’il a trop attendu et que le carillon insistant qu’il entend est ce que tout le monde entend au moment de quitter cette vie. Puis le voici de retour dans la pièce principale de Tête et Peaux avec la console Zappit dans sa main ramollie et devant lui l’ordinateur de Babineau. C’est de celui-ci que provient le carillon. Il consulte l’écran et voit deux messages. Le premier indique TROUVÉ 248. C’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est l’autre :
Freddi, se dit-il. Je pensais pas qu’elle aurait les couilles. Je pensais vraiment pas.
La salope.
Sa main gauche tâtonne le long du bureau et se referme sur un crâne en céramique rempli de crayons et de stylos. Il le soulève, prêt à le balancer sur l’écran pour détruire ce message exaspérant. Ce qui l’arrête c’est une idée. Une idée horriblement plausible.
Peut-être qu’elle a pas eu les couilles. Peut-être que c’est quelqu’un d’autre qui a éteint le répéteur. Et qui donc pourrait être ce quelqu’un ? Hodges, évidemment. Le vieux flic. Sa putain de némésis.
Brady sait qu’il n’est pas tout à fait d’aplomb dans sa tête, ça fait des années qu’il le sait, et il a conscience que ça pourrait être juste de la paranoïa. Pourtant, c’est pas si dingue. Hodges a arrêté ses visites malveillantes dans la Chambre 217 depuis presque un an et demi mais, au dire de Babineau, il est venu fourrer son nez à l’hôpital pas plus tard qu’hier.
Et il a toujours su que je faisais semblant, pense Brady. Il arrêtait pas de me le dire : Je sais que t’es là, Brady. Certains des costards-cravates du bureau du procureur disaient la même chose, mais eux prenaient juste leurs désirs pour des réalités ; ils voulaient le faire passer en procès et en avoir terminé avec lui. Hodges, par contre…
« Il le disait avec conviction », dit Brady.
Et c’est peut-être pas une nouvelle si terrible, après tout. La moitié des Zappit que Freddi a équipés, et que Babineau a expédiés, sont maintenant actifs, ce qui veut dire que la majorité de leurs utilisateurs seront aussi ouverts à l’invasion que la petite tapette dont il vient de s’occuper. Et puis, il y a le site web. Une fois que le peuple Zappit commencera à se suicider — avec un petit coup de pouce de Brady Wilson Hartsfield, évidemment —, le site web incitera les autres à franchir le pas : mimétisme animal.
Au début, ça sera juste ceux qui étaient déjà à deux doigts de le faire, mais ils montreront l’exemple et bien d’autres suivront. Ils se jetteront du bord de la vie comme des bisons affolés du haut d’une falaise.
Mais quand même.
Hodges.
Brady se souvient d’un poster qu’il avait dans sa chambre quand il était gosse : Si la vie t’offre des citrons, fais de la citronnade ! Un bon slogan ça, surtout si tu gardes à l’esprit que la seule façon de les transformer en citronnade c’est de les presser bien fort !
Il attrape le vieux — mais encore utile — téléphone portable de Z-Boy et refait de mémoire le numéro de Freddi.
14
Freddi pousse un petit cri quand Boogie Woogie Bugle Boy se met à claironner quelque part dans l’appartement. Holly pose une main apaisante sur son épaule et questionne Hodges du regard. Hodges hoche la tête et part en direction du son, Jerome sur les talons. Le téléphone de Freddi est posé sur sa commode dans sa chambre, au milieu d’un fouillis de crème pour les mains, de papier à rouler Zig-Zag, de pinces à joint, et non pas un mais deux sachets d’herbe de belle taille.
L’écran indique Z-Boy, mais Z-Boy, connu aussi sous le nom de Bibli Al Brooks, est en ce moment même en garde à vue et pas tellement en mesure de passer des appels téléphoniques.
« Allô ? fait Hodges. C’est vous, docteur Babineau ? »
Rien… ou presque. Hodges entend une respiration.
« Ou devrais-je dire docteur Z ? »
Rien.
« Ou alors Brady, ça vous va ? » Il a encore du mal à y croire en dépit de tout ce que Freddi leur a dit, mais il peut croire que Babineau a viré schizo et s’imagine qu’il est vraiment Dr Z ou Brady.
Le bruit de respiration se prolonge encore deux ou trois secondes, puis plus rien. La communication a été coupée.
15
« C’est possible, vous savez », dit Holly, elle les a rejoints dans la chambre encombrée de Freddi, « que ça soit Brady, je veux dire. La projection de personnalité est bien documentée. En fait, c’est la deuxième cause la plus courante de ce qu’on appelle la possession démoniaque. La plus courante étant la schizophrénie. J’ai vu un documentaire là-dessus à…
— Non, dit Hodges. C’est pas possible. Pas possible.
— Ne te voile pas la face. Fais pas ta Miss Jolis Yeux Gris.
– Ça veut dire quoi, ça ? »
Oh Seigneur, maintenant les tentacules de douleur se déploient carrément jusqu’à ses couilles.
« Que tu ne devrais pas fuir l’évidence simplement parce qu’elle t’entraîne dans une direction où tu ne veux pas aller. Tu sais que Brady avait changé quand il a repris conscience. Il est sorti du coma avec des capacités que la plupart des gens n’ont pas. La télékinésie pourrait n’en être qu’une parmi d’autres.
— Je l’ai jamais vraiment vu déplacer des objets par la pensée.
— Mais tu as cru les infirmières qui l’ont vu. Non ? »
Hodges se tait, tête baissée, il réfléchit.
« Réponds-lui », dit Jerome.
Il parle calmement mais Hodges sent l’impatience affleurer.
« Oui. J’en ai cru au moins certaines. Celles qui avaient la tête sur les épaules comme Becky Helmington. Leurs histoires s’accordaient trop pour avoir été inventées.
— Regarde-moi, Bill. »
Cette requête — non, cet ordre — proféré par Holly Gibney est tellement inhabituel qu’il lève la tête.
« Tu crois vraiment que Babineau a reconfiguré les Zappit et monté le site web ?
— J’ai pas besoin de le croire. Il a demandé à Freddi de le faire pour lui.
— Pas le site web », intervient une voix fatiguée.
Tous trois se retournent. Freddi est debout sur le seuil.
« Si je l’avais créé, je pourrais le fermer. Dr Z m’a juste donné une clé USB avec toutes les coordonnées du site. Je l’ai branchée et j’ai transféré les données. Mais une fois qu’il est parti, j’ai fait ma petite enquête.
— En commençant par lancer une résolution DNS, c’est ça ? » dit Holly.
Freddi fait oui de la tête.
« Elle touche, la nénette. »
À Hodges, Holly explique :
« Le DNS c’est le système de noms de domaines. La résolution permet de trouver l’adresse IP correspondant au nom d’un hôte. L’application saute d’un serveur à un autre, comme d’une pierre à une autre pour passer à gué, et à chaque fois elle demande : “Connaissez-vous ce site ?” Elle continue comme ça jusqu’à ce qu’elle tombe sur le bon serveur. » Puis se tournant vers Freddi : « Mais une fois trouvée l’adresse IP, vous n’avez toujours pas pu entrer ?
— Niet. »