En panne d’autres solutions, il appelle Isabelle.
« Izzy, c’est Bill Hodges. J’ai essayé d’appeler Pete mais…
— Pete est parti. Fini. Kaput. »
Durant un effroyable instant, Hodges pense qu’elle veut dire qu’il est mort.
« Il a laissé un mémo sur mon bureau disant qu’il rentrait chez lui, éteignait son portable, débranchait la prise du fixe et se mettait au lit pour dormir vingt-quatre heures d’affilée. Il précisait aussi qu’aujourd’hui est son dernier jour dans les forces de police. Il peut le faire, tu sais, sans même avoir à prendre sur son temps de congé, et il en a accumulé des tonnes. Il a assez de jours de récupération en retard pour tenir jusqu’à sa retraite. Et je crois que tu peux barrer sa fête de départ de ton calendrier. Toi et ton associée excentrique, vous pourrez vous faire une soirée ciné à la place.
— Tu me fais porter le chapeau ?
– À toi et ta fixette sur Brady Hartsfield. Tu as infecté Pete avec ça.
— Non. Il voulait poursuivre l’enquête. C’est toi qui as voulu te débarrasser de ce dossier et te planquer ensuite dans le premier terrier à lapins venu. Je dois dire que je me sens plutôt du côté de Pete sur ce coup-là.
— Tu vois ! Tu vois ! C’est exactement le genre d’attitude dont je parle. Réveille-toi, Hodges, on est dans le monde réel, là. Je te redis pour la dernière fois d’arrêter de venir fourrer ton long nez dans ce qui ne te regarde…
— Et moi, bordel, je te dis que si tu espères la moindre chance de promotion, tu ferais mieux de te sortir la tête du cul et de m’écouter. »
Les mots ont jailli avant qu’il ait eu le temps de mieux les choisir. Il a peur qu’elle raccroche, et si elle le fait, qui d’autre lui restera-t-il ? Mais il n’entend qu’un silence choqué.
« D’autres suicides ont-ils été rapportés depuis que tu es rentrée de Sugar Heights ?
— Je ne sais p…
— Eh ben, vérifie ! Tout de suite ! »
Pendant environ cinq secondes il entend le faible cliquetis des touches du clavier d’Izzy puis :
« On vient juste d’en signaler un. Un gamin à Lakewood, il s’est tiré une balle. Devant son père, c’est le père qui a appelé. Complètement paniqué, comme tu peux t’y attendre. Mais qu’est-ce que ça a à voir avec…
— Dis aux flics sur les lieux de chercher une console de jeux Zappit. Comme celle que Holly a trouvée chez Ellerton et Stover.
— Encore ça ? Tu pourrais pas changer de dis…
— Ils vont en trouver une. Et tu risques d’avoir d’autres suicides liés à des Zappit d’ici la fin de la journée. Peut-être même beaucoup. »
Site web, articule silencieusement Holly. Parle-lui du site web !
« C’est pas tout, il y a aussi un site web appelant au suicide qui s’appelle Z-End. Il a ouvert aujourd’hui. Il doit être neutralisé. »
Izzy soupire et lui répond comme on parle à un enfant :
« Il y a toutes sortes de sites appelant au suicide. On a eu un mémo là-dessus des Services de Protection de la Jeunesse pas plus tard que l’année dernière. Ils surgissent sur le Net comme des champignons, créés le plus souvent par des gamins qui portent des T-shirts noirs et passent tout leur temps libre enfermés dans leur chambre. Ça contient beaucoup de mauvaise poésie et des conseils sur les moyens de procéder sans souffrir. Sans compter les récriminations habituelles sur les parents qui ne les comprennent pas, évidemment.
— Celui-ci est différent. Il pourrait déclencher une hécatombe. Il est rempli de messages subliminaux. Demande à quelqu’un de l’informatique légale d’appeler Holly Gibney aussi vite que possible.
— Ce serait agir en dehors du protocole, dit-elle d’un ton froid. Je vais jeter un coup d’œil, puis suivre la procédure habituelle.
— Demande à un de vos hackers d’appeler Holly dans les cinq minutes ou alors, dès que le raz-de-marée de suicides va commencer à déferler — et j’ai de bonnes raisons de croire que ça va pas tarder —, je dirai haut et fort à qui veut bien l’entendre que je t’ai prévenue et que tu m’as opposé des formalités administratives. Mes auditeurs incluront les journalistes de la presse locale et de la chaîne 8 Alive. La police n’a beaucoup d’amis ni chez les uns ni chez les autres, surtout depuis que deux de vos uniformes ont abattu un gamin noir sans arme sur MLK l’été dernier. »
Silence. Puis, d’une voix plus calme — une voix blessée, peut-être —, elle dit :
« Tu es censé être de notre côté, Billy. Pourquoi tu agis comme ça ? »
Parce que Holly avait raison sur ton compte, pense-t-il.
Tout haut, il dit :
« Parce que le temps presse. »
18
Dans la salle à manger, Freddi se roule un autre joint. Elle dévisage Jerome par-dessus le papier qu’elle est en train de lécher.
« T’es grand, toi, hein ? »
Jerome ne répond pas.
« Tu fais combien ? Un quatre-vingt-dix ? Deux mètres ? »
Jerome n’a rien à répondre à ça non plus.
Sans se laisser démonter, elle allume son joint, inhale et le lui tend. Jerome secoue la tête.
« T’as tort, le grand. C’est de la bonne. Je sais, elle sent la pisse de chien, mais c’est de la super bonne. »
Jerome ne dit rien.
« T’as perdu ta langue ?
— Non. Je pensais à un cours de sociologie que j’ai pris en année de terminale. On a eu un module de quatre semaines sur le suicide et il y avait une statistique que j’ai jamais oubliée. Chaque suicide d’ado dont on parle sur les réseaux sociaux engendre sept autres tentatives, cinq manquées et deux réussies. Peut-être que tu devrais réfléchir à ça au lieu de t’acharner à jouer les dures. »
La lèvre inférieure de Freddi tremble.
« Je savais pas. Pas vraiment.
— Oh, si, tu savais. »
Elle pose les yeux sur son joint. C’est son tour de ne rien dire.
« Ma sœur a entendu une voix. »
À ces mots, Freddi relève la tête.
« Quel genre de voix ?
— Une voix qui sortait du Zappit. Elle lui disait tout un tas de saloperies. Comme quoi elle essayait de vivre comme une blanche. Comme quoi elle reniait sa race. Comme quoi elle était une mauvaise personne sans aucune valeur.
— Et ça te rappelle quelqu’un ?
— Oui. » Jerome se rappelle les glapissements accusateurs que Holly et lui avaient entendus sortir de l’ordinateur d’Olivia Trelawney longtemps après la disparition de la malheureuse. Des glapissements programmés par Brady Hartsfield dans l’intention de pousser Mme Trelawney au suicide comme on pousse une vache à l’abattoir. « Oui, ça me rappelle quelqu’un.
— Brady était fasciné par le suicide, dit Freddi. Il lisait toujours des trucs là-dessus sur Internet. Il avait l’intention de mourir avec les autres, tu sais, à ce concert. »
Jerome sait. Il y était.
« Est-ce que tu penses qu’il a pu entrer en contact avec ma sœur par télépathie ? En utilisant le Zappit comme… quoi ? Un genre de canal ?
— S’il a pu prendre le contrôle de Babineau et de l’autre vieux mec — et c’est ce qu’il a fait, que vous le croyiez ou non —, alors ouais, je pense qu’il a aussi pu faire ça.
— Et tous les autres, ceux qui ont des Zappit reconfigurés ? Ces deux cent quarante et quelques victimes potentielles ? »