— Ma Jeep…, commence Jerome.
— … est trop petite, trop légère et trop vieille, termine Hodges (même si ce ne sont pas les seules raisons pour lesquelles il veut un véhicule différent). Mais elle sera parfaite pour nous conduire jusqu’à l’aéroport.
— Et moi alors ? demande Freddi.
— Protection des Témoins, dit Hodges. Comme promis. Ce sera un rêve devenu réalité. »
20
Jane Ellsbury était un bébé parfaitement normal à la naissance — à deux kilos neuf, elle était même un peu en dessous de la normale — mais à l’âge de sept ans, elle pesait quarante-cinq kilos et le refrain qui la hante encore aujourd’hui lui était devenu familier : la grosseuh, la grosseuh, passe plus la porte des cabinets, fait caca sur le plancher. En juin 2010, quand sa mère l’avait emmenée au concert des ’Round Here pour ses quinze ans, elle en pesait cent cinq. Elle pouvait encore passer la porte des cabinets sans problème mais elle commençait à avoir du mal à nouer ses lacets de soulier. Aujourd’hui elle a vingt ans, son poids est monté à cent soixante, et quand la voix commence à lui parler dans le Zappit gratuit qu’elle a reçu par la poste, tout ce qu’elle lui dit lui semble parfaitement logique. La voix est basse, calme, raisonnable. Elle lui dit que personne ne l’aime et que tout le monde se moque d’elle. Elle lui fait remarquer qu’elle ne peut pas s’arrêter de manger — même là, alors que les larmes ruissellent sur son visage, elle est en train d’engloutir tout un paquet de sablés hollandais au chocolat, ceux avec plein de guimauve collante à l’intérieur. Telle une version plus aimable de l’Esprit des Noëls à Venir qui avait dit ses quatre vérités à Ebenezer Scrooge[42] a voix lui esquisse un avenir qui se résume à grosse, encore plus grosse, toujours plus grosse. Aux rires dans Carbine Street au Paradis des Pedzouilles, où elle vit avec ses parents au deuxième étage d’un immeuble sans ascenseur. Aux regards dégoûtés. Aux vannes comme Tiens, c’est la Bonne Femme Michelin et Fais gaffe qu’elle te tombe pas dessus ! La voix explique, logique et raisonnable, qu’elle n’aura jamais de petit copain, qu’elle ne trouvera jamais de bon boulot maintenant que le politiquement correct a fait disparaître les femmes obèses des cirques, qu’à l’âge de quarante ans il faudra qu’elle dorme assise parce que ses énormes seins empêcheront ses poumons de faire leur travail, et qu’avant de mourir d’une crise cardiaque à cinquante ans, elle aura besoin d’un aspirateur à main pour atteindre les miettes coincées entre ses plis de graisse les plus profonds. Quand elle essaye de suggérer à la voix qu’elle pourrait perdre un peu de poids — aller dans une de ces cliniques spécialisées, peut-être —, la voix ne rigole pas. La voix lui demande seulement, avec douceur et compassion, où elle trouvera l’argent alors que les revenus combinés de son père et de sa mère suffisent à peine à satisfaire son appétit insatiable. Et quand la voix suggère qu’ils se porteraient mieux sans elle, elle peut seulement en convenir.
Jane — Grosse Jane pour les habitants de Carbine Street — gagne la salle de bains d’un pas lourd et attrape le flacon de comprimés d’OxyContin que son père prend pour ses douleurs de dos. Elle les compte. Il en reste trente, ce qui devrait suffire largement. Elle les avale par cinq, avec du lait, en mangeant un sablé hollandais après chaque gorgée. Elle commence à planer. Je commence un régime, pense-t-elle. Je commence un long, très long régime.
C’est ça, lui répond la voix dans le Zappit. Et à celui-là tu ne feras aucune entorse, Jane — pas vrai ?
Elle prend les cinq derniers comprimés d’Oxy. Elle veut ramasser le Zappit mais ses doigts ne veulent plus se refermer sur la fine console. Et quelle importance ? Dans cet état, elle ne pourrait même plus attraper les poissons roses qui filent si vite. Mieux vaut regarder par la fenêtre la neige qui est en train d’ensevelir le monde sous un linceul propre.
Fini la grosseuh, la grosseuh, pense-t-elle, et, quand elle sombre dans l’inconscience, elle s’en va avec soulagement.
21
Avant d’aller chez Hertz, Hodges prend le rond-point qui les mène devant le Hilton de l’aéroport.
« C’est ça, votre Protection des Témoins ? » demande Freddi.
Hodges répond :
« Vu que j’ai pas de maison sécurisée à ma disposition, cet endroit devra faire l’affaire. Je vais vous enregistrer sous mon nom. Vous vous enfermez dans la chambre, vous regardez la télé, et vous attendez que tout ça soit terminé.
— Et vous n’oubliez pas de changer votre pansement », ajoute Holly.
Freddi ne lui prête aucune attention. Elle s’adresse exclusivement à Hodges :
« Qu’est-ce que j’aurai comme ennuis ? Quand tout sera terminé ?
— Je l’ignore, et je n’ai pas le temps d’en discuter avec vous maintenant.
— Je pourrai au moins utiliser le room service ? » Une faible étincelle luit dans les yeux injectés de sang de Freddi. « J’ai moins mal maintenant et je commence à avoir la dalle.
— Ne vous privez pas », lui dit Hodges.
Et Jerome ajoute :
« Jette quand même un œil par le judas avant d’ouvrir au serveur. Des fois que ça soit les Hommes en Noir de Brady Hartsfield.
— Tu déconnes ? lui dit Freddi. Hein ? »
Par cette après-midi enneigée, le hall de l’hôtel est mortellement désert. Hodges, qui a l’impression d’avoir été réveillé par le coup de fil de Pete il y a environ trois ans, se dirige vers la réception, fait ce qu’il a à faire, puis rejoint les autres où ils sont assis. Holly est occupée à taper sur son iPad et ne lève pas la tête. Freddi tend la main pour avoir la clé de la chambre mais Hodges la remet à Jerome.
« Chambre 522. Tu veux bien l’y conduire ? Il faut que je parle à Holly. »
Jerome lève les sourcils mais Hodges n’en dit pas plus, alors il hausse les épaules et prend Freddi par le bras.
« John Shaft va maintenant vous escorter vers votre suite. »
Freddi se dégage.
« J’aurai de la chance si y a un minibar. »
Mais elle se lève et le suit jusqu’aux ascenseurs.
« J’ai trouvé le Garage Thurston, dit Holly. Il est à quatre-vingt-dix kilomètres au nord sur l’I-47, la direction d’où arrive la tempête, malheureusement. Après ça, c’est la nationale 79. Le temps ne promet rien de b…
– Ça va aller, lui dit Hodges. On a un Ford Expedition qui nous attend chez Hertz. C’est un bon véhicule bien lourd. Et tu me donneras toutes les indications en cours de route. Je veux te parler d’autre chose. »
Doucement, il lui prend son iPad des mains et l’éteint.
Holly le regarde et, les mains jointes sur ses genoux, attend.
22
Brady revient de Carbine Street au Paradis des Pedzouilles, rajeuni et exalté — avec la grosse Ellsbury ç’a été facile et amusant. Il se demande combien il faudra de croque-morts pour descendre son corps du deuxième étage. Au moins quatre, se dit-il. Et t’imagines le cercueil ! Taille XXL !
Quand il va vérifier le site, et le trouve hors ligne, sa bonne humeur s’effondre à nouveau. Certes, il s’attendait à ce que Hodges le trouve et le neutralise, mais il ne s’attendait pas à ce que ça arrive si vite. Et le numéro de téléphone affiché à l’écran est aussi rageant que les messages provocateurs que lui avait laissés Hodges sous le Parapluie Bleu de Debbie lors de leur match aller. C’est un numéro d’urgence anti-suicide. Il n’a même pas besoin de vérifier. Il sait.