L’espace d’une seconde surnaturelle, Hodges croit voir Bibli Al derrière le comptoir : même pantalon vert Dickies, même pop-corn de cheveux blancs explosant sous sa casquette John Deere.
« Qu’est-ce qui vous amène par une après-midi aussi épouvantable ? » demande le vieux bonhomme. Puis il scrute derrière Hodges. « Ou c’est déjà la nuit ?
— Un peu des deux », répond Hodges. Il n’a pas le temps de faire la conversation — là-bas en ville, des gamins sont peut-être en train de se jeter par la fenêtre ou d’avaler des cachets —, mais ça fait partie du boulot. « Vous êtes M. Thurston ?
— En personne. Comme vous ne vous êtes pas arrêté aux pompes, j’ai presque cru que vous veniez me cambrioler, mais vous paraissez un peu trop prospère pour ça. Z’êtes de la ville ?
— En effet, dit Hodges. Et légèrement pressé.
— Les gens de la ville sont souvent pressés. » Thurston pose le Field & Stream[44] qu’il était en train de lire. « Alors c’est pour quoi ? Vous indiquer la route ? Mon gars, j’espère que c’est près d’ici, vu ce qui s’annonce.
— Je crois qu’on est pas loin, oui. Un camp de chasse qui s’appelle Têtes et Peaux. Ça vous dit quelque chose ?
— Oh, oui, bien sûr, dit Thurston. Le chalet des médecins, juste à côté du Camp de l’Ours, la cabane du Grand Bob. Ces messieurs viennent faire le plein de leurs Jaguar et de leurs Porsche ici, soit en arrivant, soit en repartant. » Il dit porche comme s’il parlait de l’endroit où les vieux s’assoient le soir pour regarder le soleil se coucher. « Mais doit y avoir personne là-bas. La saison de la chasse se termine le 9 décembre, et c’est de tir à l’arc que je vous parle, là. Le tir à balle est fermé depuis le dernier jour de novembre, et tous ces toubibs tirent au fusil. Des gros calibres. Je crois qu’ils aiment bien s’imaginer qu’ils sont en Afrique.
— Personne s’est arrêté plus tôt dans la journée ? Une vieille voiture avec pas mal de taches d’apprêt ?
— Non. »
Un jeune homme sort du garage en s’essuyant les mains sur un chiffon.
« Si, grand-père, j’l’ai vue moi. Une Chev’oley. J’étais dehors, en train de causer avec Spider Willis, quand elle est passée. » Il se tourne vers Hodges. « Si je l’ai remarquée, c’est parce qu’y a pas grand-chose du côté où elle allait, et c’était pas un gros Husky comme ç’ui que vous avez là.
— Vous pouvez m’indiquer le chemin jusqu’au camp ?
— Y a pas plus simple, dit Thurston. Du moins par une belle journée. Vous continuez votre route sur à peu près… » Il se tourne vers le jeune homme. « D’après toi, Duane ? Cinq kilomètres ?
— Plutôt six, répond Duane.
— Bon, coupons la poire en deux et disons cinq et demi. Vous allez guetter deux poteaux rouges sur votre gauche. Ils sont hauts, deux mètres environ, mais le chasse-neige est déjà passé deux fois là-bas, donc ouvrez l’œil parce qu’y doivent plus être trop visibles. Z’allez devoir forcer le passage dans la neige du bas-côté, vous savez. Sauf si vous avez apporté une pelle.
— Je pense que ce que je conduis fera l’affaire, dit Hodges.
— Sûrement, ouais, et sans dommage pour votre 4 × 4 puisque la neige a pas encore eu le temps de se tasser. Bref, au bout d’un kilomètre, ou plus, la piste se divise en deux. D’un côté vous avez le camp du Grand Bob et de l’autre Têtes et Peaux. Je me rappelle plus lequel mène où, mais y avait des flèches dans le temps.
— Elles y sont toujours, dit Duane. Grand Bob c’est sur la droite, et Têtes et Peaux sur la gauche. Je l’sais, j’ai refait le toit en bardeaux de Bob Rowan en octobre. Ça doit être une urgence, m’sieur. Pour vous faire sortir par un temps pareil.
— Vous pensez que mon 4 × 4 passera sur cette piste ?
— Bien sûr, dit Duane. Les arbres retiendront encore une bonne partie de la neige, et la piste est en descente jusqu’au lac. Le retour risque d’être un peu plus difficile. »
Hodges sort son portefeuille de sa poche arrière — Seigneur, même ça, c’est douloureux — et en extrait sa carte de police avec le tampon RETRAITÉ dessus. Il y ajoute une de ses cartes de visite de Finders Keepers et les pose toutes les deux sur le comptoir.
« Messieurs, pouvez-vous garder un secret ? »
Les deux hommes hochent la tête, le regard brillant de curiosité.
« Bon, j’ai une assignation à comparaître à remettre. Affaire civile, montant à sept chiffres en jeu. L’homme que vous avez vu passer en Chevrolet badigeonnée d’apprêt est un médecin du nom de Babineau.
— Je le vois tous les ans en novembre, dit le vieux Thurston. Il a une sorte de morgue, voyez ? Il vous regarde toujours de haut. Mais il roule en BM.
— Aujourd’hui, il roule avec ce qu’il peut, dit Hodges, et si je ne lui remets pas ces papiers avant minuit, l’affaire est close et une vieille dame qui ne possède déjà pas grand-chose peut dire au revoir à son jour de paye.
— Faute professionnelle ? demande Duane.
— Je n’en dirai pas plus, mais je dois m’y rendre. »
Et vous vous en souviendrez, se dit Hodges. De ça, et du nom de Babineau.
Le vieux lui dit :
« On a quelques motoneiges derrière. Je peux vous en prêter une, si vous voulez, et l’Arctic Cat a un grand pare-brise. Certes, vous seriez pas au chaud, mais vous êtes sûr de pouvoir rentrer. »
Hodges est touché par la proposition, faite comme ça à un parfait inconnu, mais il secoue la tête. Les motoneiges sont des bêtes bruyantes. Et il a dans l’idée que l’homme actuellement en résidence à Têtes et Peaux — que ce soit Brady, Babineau ou un curieux mélange des deux — sait qu’il arrive. L’avantage de Hodges, c’est que sa proie ignore quand.
« Ma coéquipière et moi allons commencer par y aller, dit-il. On se souciera de revenir plus tard.
— Discrétos, c’est ça ? dit Duane en posant un doigt sur ses lèvres ourlées d’un sourire.
— C’est l’idée. Si on reste coincés, il y a quelqu’un que je pourrais appeler pour venir nous chercher ?
— Appelez-nous. » Thurston lui tend une carte qu’il prend dans le petit présentoir en plastique à côté de la caisse. « Je vous enverrais Duane ou Spider Willis. Ça sera peut-être pas avant tard ce soir et ça vous coûtera quarante dollars, mais pour une affaire qu’en vaut des millions, j’imagine que vous pouvez vous le permettre.
— Les portables fonctionnent là-bas ?
— Cinq barres même par sale temps, répond Duane. Y a une antenne relais sur la rive sud du lac.
— C’est bon à savoir. Merci. Merci à vous deux. »
Il se retourne pour partir quand le vieux lui dit :
« Votre chapeau fera pas l’affaire par un temps pareil. Tenez, prenez ça. » Il lui tend un bonnet en laine tricoté surmonté d’un gros pompon orange. « Peux rien faire pour vos chaussures, par contre. »
Hodges le remercie, prend le bonnet, puis retire son borsalino et le pose sur le comptoir. Il a un mauvais pressentiment en faisant ça ; et le sentiment que c’est exactement ce qu’il doit faire.
« En garantie », dit-il.
Tous les deux lui sourient, le plus jeune avec un petit peu plus de dents.
« Ça fera l’affaire, dit le vieux, mais vous êtes bien certain de vouloir aller jusqu’au lac, monsieur… » — il baisse les yeux sur la carte de visite — « … monsieur Hodges ? Vous m’avez l’air un chouïa patraque.
— C’est la bronchite, dit Hodges. Chaque hiver j’y ai droit. Merci, merci à vous deux. Et si à tout hasard le Dr Babineau venait à repasser par ici…
— Je saurais le recevoir, croyez-moi, dit Thurston. Ce snobinard. »
Hodges se dirige vers la porte quand, surgie de nulle part, une douleur comme qu’il n’en a encore jamais ressenti le traverse du ventre à la mâchoire. C’est comme se faire transpercer par une flèche enflammée et il chancelle.
« Vous êtes sûr que ça va ? demande le vieux Thurston en contournant le comptoir.
— Oui, ça va. » C’est loin d’aller. « Une crampe à la jambe. D’avoir conduit. Je repasserai pour mon chapeau. »
Avec un peu de chance, se dit-il.