Du moins pour commencer.
Une question demeure — prendra-t-il directement à gauche, ou bien à droite ? Brady parie que K. William Hodges choisira la bifurcation qui mène au camp du Grand Bob, et il a raison. Alors que le 4 × 4 disparaît dans la neige (avec un bref coup de freins qui allume ses feux arrière lorsque Hodges négocie le premier virage), Brady repose le crâne porte-crayons à côté de la télécommande et s’empare d’un objet qui attendait sur la table basse. Un objet tout à fait légal si utilisé de manière appropriée… ce qui n’a jamais été le cas de Babineau et consorts. Ils étaient peut-être de bons médecins mais, loin dans les bois, ils étaient bien souvent de vilains garnements. Brady passe le précieux accessoire autour de sa tête et le laisse pendre par l’élastique sur le devant de son manteau. Puis il enfile la cagoule, attrape le SCAR et sort. Son cœur bat vite et fort, et, pour le moment du moins, l’arthrite semble avoir totalement disparu des doigts de Babineau.
La vengeance est une hyène, et la hyène est de retour.
29
Holly ne demande pas à Hodges pourquoi il a pris à droite. Elle est névrosée mais pas stupide. Il roule au pas, regardant sur la gauche, se situant par rapport aux lumières. Quand il arrive au même niveau, il s’arrête et coupe le moteur. Il fait nuit noire à présent et, lorsqu’il se retourne pour la regarder, Holly a l’impression fugace de ne pas voir une tête mais un crâne.
« Reste là, dit-il à voix basse. Écris à Jerome. Dis-lui que tout va bien. Je vais couper par les bois et l’attraper.
— Tu veux pas dire vivant, si ?
— Non, pas si je le vois avec un Zappit. » Et même si je le vois sans, se dit-il. « On ne peut pas prendre le risque.
— Alors tu crois que c’est lui. Brady.
— Même si c’est Babineau, il est impliqué. Jusqu’au cou. »
Mais c’est vrai, il est maintenant convaincu que l’esprit de Brady Hartsfield pilote le corps de Babineau. Son intuition est trop forte pour être niée, et elle a acquis la valeur d’un fait.
Que Dieu me vienne en aide si je le tue et que je me suis trompé, pense-t-il. Seulement comment le saurais-je ? Comment pourrais-je jamais en être certain ?
Il s’attend à ce que Holly proteste et veuille l’accompagner, mais tout ce qu’elle dit c’est :
« Je ne suis pas sûre de pouvoir conduire ce machin hors d’ici s’il t’arrive quelque chose, Bill. »
Il lui tend la carte de Thurston.
« Si je ne suis pas de retour dans dix minutes, non, disons quinze, appelle ce type.
— Et si j’entends des coups de feu ?
— Si c’est moi et que je vais bien, je klaxonnerai sur la voiture de Bibli Al. Deux petits coups. Si tu ne les entends pas, roule jusqu’à l’autre camp, celui de Grand Bob Machin-Chose. Force l’entrée, trouve un endroit où te planquer et appelle Thurston. »
Hodges se penche par-dessus la console centrale et, pour la première fois depuis qu’ils se connaissent, pose ses lèvres sur les siennes. Holly est trop surprise pour répondre à son baiser mais elle ne se recule pas. Quand il s’écarte, elle baisse les yeux, confuse, et dit la première chose qui lui vient à l’esprit :
« Bill, tu es en chaussures ! Tu vas geler !
— Y a pas tellement de neige sous les arbres, juste quelques centimètres. »
Et franchement, avoir froid aux pieds est la dernière de ses préoccupations à ce stade.
Il trouve l’interrupteur à bascule pour neutraliser le plafonnier. Alors qu’il descend de l’Expedition, poussant un grognement de douleur contenue, Holly entend le murmure croissant du vent dans les sapins. Si c’était une voix, ce serait une lamentation. Puis la portière se referme.
Elle reste assise sans bouger, regardant la forme sombre de Hodges se fondre dans les formes sombres des arbres, et quand elle n’arrive plus à les distinguer les unes des autres, elle sort et suit ses traces. Le Victory .38, qui était l’arme de service du père de Hodges dans les années cinquante, du temps où Sugar Heights était encore un bois, est dans la poche de son manteau.
30
Un pas lourd après l’autre, Hodges se dirige vers les lumières du camp Têtes et Peaux. La neige poudroie sur son visage et couvre ses paupières. La flèche enflammée est de retour, incendiant ses entrailles. Le grillant de l’intérieur. Son visage ruisselle de sueur.
Au moins, j’ai pas chaud aux pieds, se dit-il, et c’est là qu’il trébuche sur un tronc couvert de neige et s’étale. Il atterrit en plein sur le flanc gauche et enfouit son visage au creux de sa manche pour ne pas hurler de douleur. Un liquide chaud se répand dans son entrejambe.
Me suis pissé dessus, se dit-il. Pissé dessus comme un bébé.
Quand la douleur passe un peu, il rassemble ses jambes sous lui et tente de se relever. Il n’y arrive pas. Son entrejambe mouillé est en train de refroidir. Il peut carrément sentir sa bite se ratatiner pour échapper à l’humidité. Il attrape une branche basse et tente à nouveau de se relever. La branche se brise. Il la regarde bêtement avec l’impression d’être un personnage de dessin animé — Vil Coyote, peut-être —, et la jette sur le côté. Au même moment, une main le crochète sous l’aisselle.
Sa surprise est si grande qu’il manque crier. L’instant d’après, Holly murmure à son oreille :
« Allez hop, Bill, debout. »
Avec son aide, il est enfin capable de se remettre sur ses pieds. Les lumières sont proches à présent, pas plus de quarante mètres à travers le rideau des arbres. Il peut voir la neige givrant les cheveux de Holly et se posant sur ses joues. Tout à coup, le voilà qui se souvient du bureau d’un libraire spécialisé en livres anciens nommé Andrew Halliday, et du moment où lui, Holly et Jerome avaient découvert Halliday étendu mort par terre. Il leur avait dit de rester en arrière, mais…
« Holly, si je te demandais de retourner à la voiture, tu le ferais ?
— Non. » Elle chuchote. Ils chuchotent tous les deux. « Tu vas sûrement devoir l’abattre, et tu n’arriveras pas là-bas sans aide.
— Tu es censée être mon renfort, Holly. Ma police d’assurance. »
Il est inondé de sueur. Dieu merci, il a un long manteau. Il ne veut pas que Holly sache qu’il a pissé sur lui.
« Jerome est ta police d’assurance, dit-elle. Moi je suis ta coéquipière. C’est pour ça que tu m’as emmenée, que tu en aies conscience ou non. Et c’est ce que je veux. C’est ce que j’ai toujours voulu. Allez, appuie-toi sur moi, maintenant. Finissons-en. »
Ils progressent lentement à travers les derniers arbres. Hodges n’en revient pas de tout le poids qu’elle supporte. Ils s’arrêtent à l’orée de la clairière qui entoure le chalet. Deux pièces sont éclairées. À en juger par la lueur tamisée émanant de la pièce la plus proche, Hodges dirait que c’est la cuisine. Une seule lumière y est allumée, peut-être celle au-dessus de la gazinière. De l’autre fenêtre provient une lueur vacillante qui suggère un feu de cheminée.
« C’est là qu’on va, dit-il en désignant cette fenêtre du doigt. Et à partir de maintenant, on est des soldats en patrouille de nuit. Ce qui veut dire qu’on rampe.
— Tu vas pouvoir ?
— Ouais. » Il se peut même que ce soit plus facile que de marcher. « Tu aperçois le lustre ?
— Oui. On dirait des os. Brrr !
— C’est la salle de séjour, et c’est probablement là qu’il se trouve. S’il y est pas, on attend jusqu’à ce qu’il se pointe. S’il a un Zappit à la main, j’ai bien l’intention de l’abattre. Pas de les mains en l’air, pas de à terre et les mains derrière le dos. Tu y vois un inconvénient ?