Juliette Benzoni
Fiora et le Magnifique
Prologue
L’ÉCHAFAUD Dijon – 1457
Quand les remparts de la ville apparurent au bout de l’antique voie romaine, Francesco Beltrami pressa le pas de son cheval qui prit un petit trot allègre comme s’il devinait que l’écurie n’était plus loin, bien que le jour ne fût qu’en son milieu. La petite troupe de ses gens et de ses mules chargées adopta aussitôt la même allure.
Le jeune marchand florentin aimait la Bourgogne dont il appréciait les vins en épicurien et singulièrement Dijon, la capitale, dont les ducs avaient fait l’une des plus belles villes d’Europe même s’ils n’y résidaient qu’à de rares occasions. L’œil de Francesco, habitué dès l’enfance à chercher la beauté des choses, la reconnaissait dans la splendeur des églises dont le gothique flamboyait, des demeures patriciennes et du magnifique palais ducal ciselé comme un coffret sous le double élancement de sa haute tour et de la flèche, couronnée d’or, de sa Sainte Chapelle vouée à un ordre de chevalerie : la Toison d’or, devenu célèbre dans tous les royaumes chrétiens et même au-delà.
La vérité oblige à ajouter que les monuments n’étaient pas le seul pôle d’attraction du Florentin et que certaine auberge de la rue Porte-Guillaume jouait un grand rôle dans l’enthousiasme qu’il mettait à compter toujours Dijon au nombre de ses étapes lorsqu’il se rendait en France ou dans les Flandres pour ses affaires. Il en appréciait les spécialités culinaires mais aussi le confort, égal sinon supérieur à celui des meilleures maisons particulières, et l’accueil courtois, souriant et amical que maître Huguet et sa femme Bertille réservaient toujours à l’un des plus fidèles clients étrangers de la Croix d’Or.
Le froid était vif, en ce matin de décembre. L’eau gelait dans les ruisseaux et au bord des toits qui portaient leur pleine charge de neige mais, enveloppé dans son épais manteau de cheval, le chaperon enfoncé jusqu’aux sourcils et les mains abritées par des gants fourrés, Francesco se sentait extraordinairement bien dans sa peau et heureux de vivre. Peut-être parce qu’il était jeune, vigoureux, riche et de cœur tranquille, il allait son chemin en homme sûr de lui, de son présent comme de son devenir avec ce rien de satisfaction égoïste qui caractérise les célibataires bien décidés à le rester.
Non qu’il fût laid ou que les occasions eussent manqué à l’héritier de ser Nicolo Beltrami, l’un des plus puissants parmi les maîtres de l’arte di Calimala qui, à Florence, tenait le haut du pavé. Plus d’une fille de confrère, de banquier ou de noble famille attardait son regard sur ce garçon de trente ans au visage ouvert, entraîné à tous les exercices du corps, lettré de surcroît, et dont les vifs yeux noirs pouvaient avoir à l’occasion la douce profondeur d’un velours. Ce qui n’était pas fréquent car Francesco se méfiait des femmes.
Naturellement il avait une maîtresse comme tout homme jeune et normalement constitué. Ce n’était pas toujours la même car il lui arrivait d’en changer mais il la choisissait toujours belle pour le plaisir de la parer mais point trop intelligente pour s’éviter des complications. Et il se trouvait très bien de cet arrangement qui faisait soupirer son père. Le vieil homme souhaitait voir son palais urbain et son aimable villa de Fiesole s’emplir de bambini bruyants. Malheureusement, il avait dû quitter ce monde, trois ans plus tôt, sans avoir reçu cette satisfaction. Pour Francesco le temps n’était pas encore venu, et Nicolo craignait fort qu’il ne vînt jamais.
Sa mort subite avait causé au jeune homme une peine d’autant plus douloureuse qu’elle était inattendue. Il avait trouvé alors, dans ses affaires, un dérivatif assez satisfaisant pour qu’il s’y lançât à corps perdu. Ses amis et ses maîtresses le virent moins souvent parce qu’il se mit à voyager beaucoup ; aussi bien pour l’extension de son négoce que par un goût nouveau des grands chemins, de la découverte et d’une certaine forme d’aventure.
Il se sentait donc pleinement satisfait de son sort et de lui-même tandis qu’il approchait de la porte d’Ouche derrière laquelle s’ouvrait l’une des principales rues de la ville, celle qui la traversait du nord au sud. Mais, à peine franchies les larges douves où s’attardait, en dépit du gel, la puanteur des tanneries voisines et l’épaisse voûte de pierre où veillaient des soldats frigorifiés, il eut soudain l’impression qu’un voile de brume tombait sur lui et éteignait sa joie. Sans qu’il sût pourquoi son cœur se serra comme à l’approche d’une menace. Peut-être parce que la ville n’offrait pas son aspect habituel...
Devant lui, la placette où s’élargissait la rue Porte-d’Ouche était déserte. Les boutiques étaient fermées ou en train de fermer et les rares passants filaient en courbant le dos, les mains au chaud sous leurs vêtements comme s’ils étaient poursuivis. Ils allaient tous dans la même direction et, à entendre la rumeur qui semblait venir du cœur de la ville, ils allaient rejoindre quelque rassemblement. Et puis, tout à coup, il y eut le glas... Les notes funèbres tombaient lentement du haut clocher de l’église Saint-Jean qui était la plus proche de la porte.
Intrigué, Francesco s’approcha de l’un des archers de garde et toucha légèrement son bonnet garni de martre :
– Puis-je demander ce qui se passe céans, mon ami ? Où vont tous ces gens ? Y aurait-il une émeute ?
Relevant, de son gantelet, son chapeau de fer, l’homme considéra un instant ce voyageur à l’élégance cossue.
– Si c’était une émeute, on entendrait le tocsin, fit-il sans politesse excessive. Ça, c’est le glas !
– Je sais reconnaître un glas et vous ne répondez pas à ma question ? Est-ce que quelqu’un est mort ?
– Pas encore mais ça ne va pas tarder. Il y a exécution au Morimont, près d’ici. C’est là qu’ils vont tous et vous feriez bien de vous dépêcher si vous ne voulez pas manquer le spectacle...
– Je n’aime pas à voir mourir. Je voudrais seulement gagner l’hôtellerie de la Croix d’Or le plus vite possible...
– Le chemin le plus court c’est par le Morimont. Sinon il faut ressortir et faire le tour de la moitié des remparts pour entrer par la porte Guillaume. Si j’étais vous, je choisirais la droite ligne. Ce n’est pas une exécution comme les autres qui se prépare. Maître Arny Signart, le bourreau, va accommoder des gens de la noblesse : le frère et la sœur. Paraît qu’ils couchaient ensemble et que la fille est belle comme tous les anges, ajouta le soldat avec un soupir qui traduisait bien son regret de manquer ce qu’il appelait le spectacle.
Bertrami tira de son escarcelle une piécette que l’homme attrapa au vol avec une grimace de satisfaction tandis que le Florentin appelait du geste Marino, son chef muletier, qui le secondait toujours dans ses voyages.
– Que faisons-nous ?
– Il vaut mieux aller de l’avant, ser Francesco. Avec nos bêtes nous arriverons bien à passer et, de toute façon, nous irons plus vite qu’en faisant le tour.
– Tu as sans doute raison. Allons donc ! Quelques instants plus tard, la petite troupe atteignait l’angle sud-ouest du vaste espace rectangulaire où s’élevait le bel hôtel des abbés du Morimont et qui était le lieu rituel des exécutions dijonnaises.
A plusieurs reprises déjà, Francesco avait franchi cette place, habituellement vide, à l’exception du sinistre appareil qui en tenait le milieu : une longue plate-forme de bois et de maçonnerie élevée de deux mètres au-dessus du sol qui supportait à un bout une potence, à l’autre une roue et, au centre, dominé par une haute croix de pierre, le billot destiné aux décapitations. Mais, ce jour-là, une marée humaine, difficilement contenue par les pertuisanes que les soldats de garde maintenaient horizontales, s’efforçait de venir battre les piliers de l’échafaud. Il y avait du monde à toutes les fenêtres, sur les toits, cependant glissants, des quelques maisons, sur le moulin des Carmes et, naturellement, sur les montoirs à chevaux de l’hôtel des abbés de Morimont dont le titulaire, absent, se trouvait alors dans son abbaye, l’une des plus puissantes du diocèse de Langres.