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Beltrami n’était pas dupe de ses grâces apparentes et ses états d’âme ne le souciaient guère. A mesure que passaient les années il en venait à se persuader que la petite Fiora était réellement sa fille. L’amour qu’un terrible matin d’hiver il avait voué spontanément à une jeune inconnue dont la beauté l’avait bouleversé, il ne l’oubliait pas mais il le reportait sur cette enfant, trouvant une joie profonde à la regarder grandir et s’épanouir dans le nid qu’il lui avait offert. Fiora suffisait à son bonheur en attendant le jour où Dieu, en le faisant passer de l’autre côté du miroir, lui ferait retrouver la belle de ses amours...

Léonarde posa calmement son plateau sur le lit, alla prendre Fiora par un bras et la tira en arrière tout en refermant, de sa main libre, le panneau composé de petites vitres rondes assemblées par des lamelles de plomb.

– Allez-vous enfin être raisonnable ? gronda-t-elle.

– Je n’ai pas envie d’être raisonnable, protesta la jeune fille en se tortillant comme un ver pour échapper à la poigne de la gouvernante. D’ailleurs, cela veut dire quoi, être raisonnable ?

– Cela veut dire se comporter comme une jeune dame digne de ce nom, fit Léonarde habituée depuis longtemps au caractère frondeur de celle que, dans son for intérieur, elle considérait comme son enfant. Cela veut dire manger ce que je vous ai apporté.

– Je n’en veux pas. Je n’ai pas faim.

– Eh bien, faites semblant ! Et puis laissez-vous habiller ! Votre père vous demande. Vous ne prétendez pas vous présenter à lui en chemise ?

Comme par miracle la rebelle se calma. Elle aimait Francesco d’un amour profond, joyeux et confiant. La seule idée de lui causer une peine, même légère, venait à bout de ses pires colères et Léonarde le savait bien. Docilement, Fiora mangea une tartine et but un peu de lait tandis que la jeune Khatoun, sur un signe de la gouvernante, ramassait l’une des robes dédaignées et se préparait à en revêtir sa maîtresse. Un instant plus tard, Fiora apparut dans une tunique de satin blanc puis dans la robe proprement dite faite d’un beau velours couleur de feuille morte qui s’agrafait sous les seins pour laisser voir le satin de la tunique. Les plis lourds qui s’achevaient en une courte traîne étaient ceinturés haut, juste sous la poitrine par un ruban doré qui entourait les épaules et resserrait les manches étroites, si longues qu’elles recouvraient à demi le dessus de la main.

Tandis que Khatoun laçait les manches dont les crevés laissaient passer, à l’épaule et au coude, le satin blanc légèrement bouffant, Léonarde, armée d’une brosse, s’efforçait de remettre de l’ordre dans l’abondante chevelure d’un noir profond qui croulait en désordre sur le dos de la jeune fille. Dans le grand miroir de Venise que Francesco Beltrami avait fait venir à grands frais pour sa fille bien-aimée, Fiora suivait d’un œil désabusé le travail des deux femmes.

– Je suis affreuse ! déclara-t-elle d’un ton dramatique.

– C’est ce que je me dis tous les matins en entrant ici, ricana Léonarde. Comment messer Francesco qui est homme de goût peut-il supporter la présence d’une fille aussi laide et même pousser l’aveuglement jusqu’à s’en réjouir ? ... Ne dites donc pas de sottises !

Fiora était sincère. Élevée dans une ville où les femmes ne rêvaient que blondeur et se donnaient un mal infini pour éclaircir leurs cheveux au moyen d’une multitude d’onguents et en prenant d’interminables bains de soleil, leur chevelure étalée sur un grand chapeau de carton sans fond, elle était incapable d’estimer à sa juste valeur une chevelure souple et brillante sans doute mais regrettablement foncée.

– Mon père m’aime, murmura-t-elle les larmes aux yeux. Il ne me voit pas telle que je suis. Moi je sais que personne ne m’aimera jamais avec cette tignasse. Surtout pas...

Elle se tut brusquement et rougit à l’idée qu’elle avait failli laisser échapper le secret de son cœur. Elle ne savait pas que, ce secret, Léonarde l’avait percé depuis longtemps. Ne voulant pas augmenter le chagrin de l’enfant, elle fit comme si elle n’avait pas entendu.

– Il ne faut pas faire attendre messer Francesco, dit-elle doucement. Nous finirons la coiffure plus tard. Puis, effleurant d’un doigt caressant la joue de la petite, elle ajouta, avec beaucoup de tendresse : si vous n’en croyez pas votre miroir, mon cœur, croyez-en votre vieille Léonarde... et tous ces garçons qui vous font la cour : vous êtes bien plus jolie que vous ne le croyez et je sais que, plus tard, vous serez très belle. Allez, à présent !

Fiora ne répondit pas. Elle n’était pas convaincue. Bien sûr elle ne se jugeait pas horrible : c’eût été de la mauvaise foi ; bien sûr, il ne manquait pas de prétendants empressés autour de la fille du très riche et très puissant messer Beltrami mais justement parce que son père possédait l’une des plus grosses fortunes de la ville, elle n’arrivait pas à croire en leur sincérité et elle eût donné joyeusement toute cette fortune pour posséder les cheveux d’or rouge de Simonetta...

Au seuil de la chambre, elle demanda :

– Où est mon père ?

– Dans son studiolo[i].

Fiora sortit et se trouva dans la large galerie à colonnes qui, au premier étage du palais, faisait le tour du cortile -la cour intérieure – orné de deux statues antiques et d’orangers plantés dans de grands pots de majolique verte et bleue. Bien qu’on fût au cœur de l’hiver, le temps était doux et ensoleillé, la mauvaise saison, en Toscane, se traduisant plus volontiers par de la pluie que par de grands froids, et la neige y était rare. Fiora, qui n’aimait pas vivre enfermée et qui passait au jardin le meilleur de son temps libre, respira cet air léger qui portait avec lui des odeurs de pain chaud et d’épices fines sur un fond de musique lointain. C’était jour de fête aujourd’hui, 28 janvier, parce que Lorenzo de Médicis voulait célébrer avec faste l’accord qu’il venait de signer contre le Turc avec la Sérénissime République de Venise. Il y aurait joute, banquet et danses...

Le chemin que Fiora avait à parcourir n’était pas long : les appartements de Francesco se trouvant au même étage que ceux de sa fille mais de l’autre côté de la cour. Khatoun, qui ne la quittait jamais, trottant sur ses talons, Fiora se dirigea rapidement vers eux.

Khatoun était tartare et avait le même âge que sa jeune maîtresse. C’était une petite créature menue et gracieuse qui, avec son visage triangulaire, ses yeux étirés vers les tempes et son petit nez plat, ressemblait tout à fait à un chaton. Elle en avait la gaieté et le naturel joueur et caressant. Elle aimait la maison Beltrami, Fiora et la vie douillette qu’elle menait auprès d’elle. Le fait d’être née esclave ne la tourmentait aucunement pour l’excellente raison que personne n’aurait eu l’idée de le lui faire sentir, Fiora ne l’aurait pas permis.

Comme dans toute l’Italie, les esclaves étaient nombreux à Florence, surtout ceux du sexe féminin, et l’opulence d’une maison s’estimait à la fois à leur nombre et à leurs qualités, voire à l’étrangeté de leur apparence. Certains étaient rares et on se les disputait, comme ce couple de danseuses mauresques et cette naine noire que la duchesse de Ferrare enviait furieusement à la duchesse de Milan, Bianca-Maria Sforza.

Les bourgeois des villes riches comme Florence, Milan, Venise ou Gênes pouvaient aussi s’offrir ce luxe coûteux qui valait aux esclaves d’être traités plus souvent en familiers qu’en vulgaires domestiques. Les armateurs vénitiens ou génois les importaient des marchés de la mer Noire, d’Asie Mineure, de la péninsule balkanique, d’Espagne où les Maures tenaient encore Grenade, de Russie ou de Tartarie, et leur prix se situait entre cent et deux cents ducats d’or. Naturellement, s’il s’agissait de chanteuses, de danseuses ou d’habiles brodeuses, de musiciennes ou de nourrices, les prix s’envolaient facilement à cinq ou six cents ducats. En ce qui concerne Khatoun, elle n’était encore qu’un bébé à la mamelle quand elle avait été achetée à Trébizonde par le capitaine de la Santa Madalenna que la beauté de sa mère avait ému et qui l’avait ramenée à Florence. Mais Djamal, la mère, était morte quelques mois après son arrivée et le bébé Khatoun avait été élevé par Léonarde avec Fiora dont elle était destinée à devenir à la fois la compagne et la camériste, le premier avatar étant d’ailleurs beaucoup plus important que le second...

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Moitié bibliothèque moitié cabinet d'études et de curiosités, le studiolo était la pièce de prédilection des riches Italiens.