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– Père ! Ces taches brunes sur la dentelle, que sont-elles ?

Francesco devint très pâle et considéra sa fille avec une sorte d’égarement. Soudain fébrile, il acheva de disposer la relique, referma le coffret, le rangea puis revint vers le portrait qui semblait accaparer toute la lumière de ce beau matin et lorsqu’il prit, pour le recouvrir, un grand morceau de velours noir, Fiora l’arrêta :

– Laisse-moi la regarder encore ! pria-t-elle. Je la connais si peu ! Ni toi ni Léonarde ne m’en parlez jamais. Je ne sais qu’une chose : c’était une noble dame du pays de Bourgogne...

– C’est que, vois-tu, l’histoire en est triste, douloureuse même. Nous n’en parlons que très rarement, Léonarde et moi. Quant à toi, tu es encore trop jeune.

– On n’est jamais trop jeune pour apprendre à connaître sa mère. Je n’ai que vous pour m’en parler et, à présent, cette image mais, si je l’interroge, elle ne me répondra pas puisque messer Sandro n’a fait que copier ma figure.

– Tu es capable, toi, à ton âge, de recevoir le message d’un portrait ? dit Francesco surpris.

– Bien sûr. J’ai vu chez elle le portrait de notre cousine madonna Hieronyma Pazzi par cet ancien moine, mort il y a six ans, messer Filipo Lippi. C’est un beau portrait qui rend pleine justice à sa beauté ; il dit aussi qu’elle est vaniteuse, avide, de cœur faux et cruel. Sur cette image-ci, je ne peux rien lire.

Francesco était abasourdi. Que sa Fiora qu’il considérait toujours comme une petite fille et qui, par bien des côtés l’était encore, pût faire preuve d’un tel don de psychologie le confondait... La jeune fille le sentit et voulut en profiter :

– A présent, ajouta-t-elle doucement, réponds, je t’en prie, à la question que je t’ai posée... ces taches brunes ? ... On dirait du sang !

Beltrami se détourna et alla jusqu’à la fenêtre d’où l’on découvrait, par-dessus les toits de la via delle Vigna Nuova, le magnifique palais Rucellai, l’un des plus neufs de Florence et l’un des plus beaux. Fiora le suivit :

– Réponds-moi, père ! je veux savoir !

– J’oubliais que tu sais, aussi, dire « je veux »... Eh bien oui, c’est du sang... le sien. Ta mère est morte, mon enfant, dans de bien terribles conditions...

– Lesquelles ?

– Ne m’en demande pas plus car je ne te répondrai pas. Plus tard, sans doute, je te dirai...

– C’est quand, « plus tard » ?

– C’est quand tu seras une femme. Pour l’instant tu n’es encore qu’une jeune fille et une jeune fille ne doit avoir que des pensées joyeuses. Surtout un jour de fête ! ... Voyons, que vas-tu mettre pour aller au tournoi comme on dit en France ?

Ramenée à ses préoccupations antérieures, Fiora haussa des épaules désabusées :

– Je n’en sais rien. Je t’avoue que je n’ai pas très envie d’y aller.

– Ne pas aller à la giostra, alors que nos places sont marquées dans la meilleure tribune ?

– Derrière la reine. Donc ce que je mettrai a bien peu d’importance. Personne ne me remarquera !

– Excepté Domenico Accaiuoli, Marco Soderini, Tommaso Salviati, Luca Tornabuoni et quelques autres de moindre importance, récita Francesco qui retrouvait son sourire.

– C’est bien ce que je dis : personne !

Elle n’ajouta pas que le seul qui comptât pour elle, le beau, l’irrésistible Giuliano de Médicis ne regarderait que Simonetta Vespucci. Beltrami s’était mis à rire :

– Comme tu y vas ! Je te trouve bien difficile. Il faudra pourtant bien, un jour, te choisir un époux...

Fiora glissa son bras sous celui de son père et, se hissant sur la pointe des pieds, baisa sa joue bien rasée :

– Le seul homme que j’aime ne saurait m’épouser puisque c’est toi !

– Ah ! Voilà une parole qui mérite récompense ! J’ai quelque chose pour toi.

Se dégageant du bras de sa fille, le négociant alla prendre dans un coffre un petit paquet enveloppé de soie et le tendit à Fiora :

– Tiens, je comptais t’offrir ceci pour ta fête mais l’occasion me paraît opportune...

Les yeux de la jeune fille brillèrent. Comme toutes ses pareilles, elle adorait les cadeaux, les surprises et tout ce qui est inattendu. Rose d’impatience, elle déplia la soie blanche et découvrit un de ces cercles d’or comme aimaient à en porter les élégantes florentines. Celui-là était fait de feuilles de gui dont les boules étaient autant de perles. Une autre perle, en poire, était destinée à retomber sur le milieu du front...

– Oh, père ! C’est ravissant ! Qui a fait cela ?

– Le Ghirlandaio[ii]; Je le lui ai commandé depuis longtemps déjà et je ne pensais pas le recevoir de sitôt mais l’artiste quitte Florence pour San Gimignano où il doit décorer la chapelle de Santa Fina. Je suis heureux de pouvoir t’offrir ce bijou aujourd’hui car tu es en âge, à présent, de recevoir et de porter des joyaux. Tu vois que tu n’as plus aucune raison de me laisser aller seul à la fête. A présent quittons-nous. Il faut que je me prépare pour le banquet du palais Médicis...

– Où les dames ne vont pas...

– Où les dames ne vont pas, comme il se doit quand monseigneur Lorenzo reçoit ambassadeurs et hommes politiques. A la giostra et au bal de ce soir, les dames auront leur revanche...

C’était vrai que la fête promettait d’être belle. Il en était toujours ainsi quand le Magnifique – il avait à peine vingt ans qu’on lui attribuait déjà ce surnom prestigieux -décidait que sa ville devait vivre quelques heures de folie car il n’omettait jamais de la faire participer à tous les événements, familiaux, religieux ou politiques de sa propre vie. Cette nuit, personne ne dormirait à Florence. Il y aurait bal au palais de la via Larga et dans quelques riches demeures mais aussi dans les rues et sur les places où le vin coulerait des fontaines...

Quand, flanquée de Léonarde et de Khatoun qui devaient l’escorter jusqu’à la place Santa Croce où avait lieu la giostra et où elle retrouverait son père, Fiora quitta son palais, elle avait oublié sa matinée maussade et ce qu’elle croyait avoir de raisons sérieuses à une mauvaise humeur pour se laisser entraîner par la joyeuse atmosphère de la ville et par son tourbillon de couleurs et de sons. A travers l’air bleu, les cloches de tous les campaniles sonnaient à rompre les bras des sonneurs et, à chaque carrefour, des musiciens, des chanteurs proclamaient à qui mieux mieux la joie d’être jeune, d’aimer et de vivre à Florence, la plus belle ville du monde. Les façades de toutes les maisons disparaissaient sous les toiles peintes, les soieries, les draps rouges et blancs, aux couleurs de la ville, galonnés d’or ou d’argent. On avait l’impression de marcher à travers une immense fresque chatoyante, mais une fresque animée par la foule en habits de fête qui s’en allait joyeusement vers le lieu du grand spectacle. Sur toutes les places, on avait planté de grands mâts de bois doré auxquels pendaient de longues bannières dont les unes portaient le lys rouge, emblème de Florence, et le lion de saint Marc, emblème de Venise.

Les jours de fête, tout le monde allait à pied, pour mieux jouir des décorations et pour ne pas surencombrer les rues étroites livrées à la liesse populaire. Lorenzo de Médicis donnait l’exemple et entraînait à travers la ville ses hôtes illustres, avec d’ailleurs l’arrière-pensée de leur faire estimer sa popularité, qui était immense, à sa juste valeur.

Devant le palais de la Seigneurie qui, de ses murs sévères et de son haut campanile dominait les maisons d’alentour et imposait l’image intransigeante de la foi, Fiora rencontra son amie Chiara Albizzi, une charmante fille de son âge qu’elle connaissait depuis toujours et pour qui elle n’avait pas de secrets... peut-être parce que la jeune Chiara était presque aussi brune qu’elle et regardait choses et gens d’un œil aussi curieux et aussi acéré. Comme Fiora elle-même, Chiara, fille de la noblesse, était escortée d’une gouvernante et de deux serviteurs armés. Quand le vin coule à flots, les mauvaises rencontres sont toujours possibles.

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ii

Le Guirlandier – peintre, miniaturiste et orfèvre, Domenico di Tommaso Bigordi avait reçu ce surnom.