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Le pouvoir politique avait été dévolu aux deux frères à la mort de leur père, Piero le Goutteux, or cette égalité n’était qu’apparente. Le seul chef c’était cet homme exceptionnel sur les larges épaules duquel reposaient l’une des plus grosses fortunes d’Europe, les responsabilités du pouvoir et les ramifications compliquées d’une politique qui ne s’étendait pas seulement aux relations avec les autres Etats italiens mais aussi avec les grandes puissances telles que la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Castille et l’Aragon. Banquier des rois qui comptaient avec lui, le Magnifique avait resserré avec la France les liens d’amitié jadis tissés par son père auquel le roi Louis XI avait offert la faveur insigne de graver les fleurs de lys sur l’une des sept balles qui composaient se armes.

Lorenzo arrivait alors au sommet de son pouvoir et en connaissait cependant les faiblesses. Il avait étendu le frontières de Florence, conquis Sarzana, maté les révolte de Volterra et de Prato, vaincu la faction des Pitti envoyé en exil, épousé une princesse romaine et de tout cela 1 peuple lui était reconnaissant. Il avait évincé du Conseil de la république de grandes familles nobles comme le Guicciardini, les Ridolfi, les Nicolini et les Pazzi pour le remplacer par des gens de petite condition et ces gens dont les fortunes étaient encore respectables, rongeaient leur frein et entretenaient une clientèle qui pouvait toujours susciter des remous, armer des assassins. Aussi Lorenzo, sous une apparence joviale et détendue, cachait il une prudence et même une méfiance toujours au : aguets car, même s’il avait succédé à son père et celui-ci son propre père, Cosimo le Vieux, il savait qu’il tenait soi pouvoir du peuple et non du droit divin. Cependant, il régnait, roi sans couronne, tandis que son jeune frère Giuliano se contentait, joyeusement et sans chercher à en obtenir davantage, du rôle aimable du Prince Charmant rôle qu’il remplissait à merveille. Florence l’aimait pou sa jeunesse, sa beauté, son élégance et même pour se folies car il lui offrait d’elle-même une image séduisante...

Répondant d’un sourire et d’un geste de la main aux vivats frénétiques dont la foule saluait son arrivée, le Magnifique s’avança vers la grande tribune, menant par la main celle qui allait être la reine du tournoi, cette Simonetta Vespucci que l’on acclamait presque autan que son guide et que Fiora détestait de toute l’ardeur jalouse de ses dix-sept ans. D’autant plus qu’elle était bien obligée d’admettre, même si cela lui arrachait le cœur, que cette rivale inconsciente était absolument ravissante.

Longue, fine avec un corps souple et charmant qui était la grâce même, un mince cou flexible, un petit nez un peu retroussé et de grands yeux bruns, doux comme ceux d’une biche, Simonetta portait fièrement sa petite tête parfaite alourdie d’un casque de cheveux d’or roux fait de tresses brillantes, retenues par des épingles de perles et entremêlées d’un mince cordon d’or natté qu’achevait, au-dessus du front, une brochetta, un amusant bijou d’or et de perles qui ressemblait à une minuscule aigrette.

D’autres perles encore – elle n’aimait que les perles mais elle les aimait à la folie – parsemaient ses vêtements d’une blancheur brillante, brodés de fines feuilles d’or et réchauffés d’hermine immaculée. Et elle était si belle ainsi que le cœur de Fiora se serra : jamais elle ne pourrait atteindre à cette perfection ! Simonetta était unique, inoubliable...

– Je reconnais qu’elle est belle, fit Chiara d’un ton mécontent mais il n’empêche que ce culte affiché que lui rendent, non seulement Giuliano dont elle est sûrement la maîtresse, mais aussi Lorenzo qui ne cesse de rimer pour elle et sans compter tous les imbéciles comme le Botticelli ou Pollaiuolo qui se traînent à ses pieds, a quelque chose de choquant. Elle est mariée, que diable ! Et veux-tu me dire où se trouve, à cette heure, Marco Vespucci ?

Car Simonetta était mariée. Née à Porto-Venere au nom prédestiné – le port de Vénus ! – d’une riche famille d’armateurs génois, les Cattanei, elle avait épousé six ans plus tôt et dans sa seizième année Marco Vespucci, l’aîné d’une noble famille florentine dont le palais était voisin de celui des Beltrami. Dès sa première apparition en public, lors des fêtes du mariage de Lorenzo de Médicis avec la princesse romaine Clarissa Orsini, elle avait subjugué, non seulement les deux frères mais aussi toute la ville émerveillée par celle que l’on appelait avec ferveur « l’Etoile de Gênes »...

– J’ai beau chercher, soupira Fiora, je ne le vois pas...

– Parce qu’il n’y est pas. Et pas davantage madonna Clarissa. Elle reste dignement au logis pendant que son époux et son beau-frère donnent des fêtes pour y célébrer leur « Étoile ». Ne t’y trompe pas ! L’ambassadeur de Venise n’est qu’un prétexte... Et, pour l’amour du ciel, cesse de faire cette mine ! Tu devrais porter la tête aussi haut que Simonetta. Quand donc comprendras-tu que tu as le droit d’être fière de toi-même ?

Instantanément, les yeux de Fiora se chargèrent d’éclairs :

– Je suis fière de ce que mon père a fait de moi et du nom que je porte. N’est-ce pas suffisant ?

– Non, il est temps que tu comprennes que tu n’es plus une petite fille mais une jeune fille... très séduisante !

Fiora se mit à rire de bon cœur :

– Mon père et Léonarde disent comme toi. Je vais finir par vous croire tous les trois.

– Et tu feras bien ! D’autres se chargeront d’ailleurs de te convaincre, dès que tu admettras qu’on peut te courtiser pour toi et non pour la fortune de ton père. Je me demande d’ailleurs où tu as pris des idées pareilles ?

– Oh ! cela remonte à loin. Je devais avoir sept ou huit ans quand un jour, donna Hieronyma...

– Ta cousine ?

– Celle de mon père, oui. Elle passait avec une amie dans le jardin où je jouais et elle s’est arrêtée. Elle a prié une mèche de mes cheveux et elle a dit : « Cette petite est vraiment laide ! Une vraie fille d’Egypte ! Sans la dot qu’elle aura, aucun garçon certainement ne voudra d’elle. »

– Et tu l’as crue ? Il est vrai qu’elle est payée pour s’y connaître en laideur : son fils est un monstre.

– Je t’en prie, ne parlons plus de cela ! Ce n’est ni le lieu ni le moment.

La grande tribune s’emplissait. La reine prenait place sur son trône de part et d’autre duquel s’installaient le Magnifique et l’ambassadeur de Venise, Bernardo Bembo. Francesco Beltrami vint rejoindre les deux jeunes filles en compagnie de l’oncle de Chiara, sur le balcon latéral le plus proche de la tribune.

– Eh bien, jeunes dames ? fit-il avec bonne humeur, j’espère que vous êtes satisfaites de vos places ? Rien ne saurait vous échapper de la joute ni de ce qui se passe dans la tribune de la reine.

C’était, en effet, intéressant et les deux amies s’amusèrent un moment à annoncer tous ceux qui y prenaient place. Les prieurs de la Seigneurie d’abord, en bonnets fourrés et dalmatiques de velours pourpre accompagnés du gonfalonier[iv] Petrucci. Puis quelques-uns des hommes les plus nobles ou les plus riches de la ville. Il y avait là aussi l’entourage habituel du maître : le philosophe-médecin Marsile Ficino qui lui avait enseigné la doctrine platonicienne, le poète hellénisant Angelo Poliziano qui était le plus proche compagnon du Magnifique, chargé par lui d’élever son fils, les trois sœurs Médicis, Bianca, Maria et Nannina, le vieux savant Paolo Toscanelli, l’astronome qui avait imaginé une nouvelle technique pour les gnomons[v] et en avait même installé un sur l’église Santa Maria del Fiore, la cathédrale de marbre blanc, rouge et vert, l’admirable Duomo dont les Florentins étaient fiers à juste titre. Toscanelli était en outre conservateur de la Bibliothèque médicéenne et Fiora le connaissait bien pour avoir reçu de lui des leçons d’astronomie comme elle avait reçu d’autres maîtres des cours de grec, de latin, de mathématiques, de chant, de danse, de versification et de toutes ces choses inhabituelles en d’autres lieux qui faisaient, en Italie, de véritables savantes des filles de grandes maisons. Auprès du vieux maître, son élève favori, Amerigo Vespucci, le jeune beau-frère de Simonetta, se rongeait les ongles d’un air vague et ne regardait rien ni personne, mais son goût pour le voyage dans les étoiles était trop connu pour que quiconque s’en souciât.

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iv

Officier de justice, au Moyen Age, de cités républicaines italiennes.

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v

Précurseurs du cadran solaire.