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– J’ai vu... et c’est bien joli. Ton père songe-t-il à te marier ?

– Je ne crois pas qu’il le souhaite déjà. Et moi non plus, seigneur Lorenzo, si tu veux la vérité... D’ailleurs, les filles d’ici ne se marient guère avant vingt ans.

– Quelle étrange créature tu es ! Dès l’âge de dix ans, tes pareilles rêvent d’un époux et, d’après ce que j’ai pu voir, tu ne manques pas de soupirants. Quand deux hommes sont prêts à se battre, c’est une preuve, il me semble ? Aucun d’eux ne saurait-il toucher ton cœur ?

– Aucun. D’ailleurs ce n’était pas pour moi que Luca Tornabuoni et l’étranger allaient se battre mais pour la façon dont on conçoit les tournois ici et en pays de Bourgogne...

– Quelle grossièreté ! Si j’avais su cela, je les aurais fait arrêter. A une jolie femme on ne devrait parler que d’elle. En vérité, je suis déçu.

– Pas moi, dit Fiora tranquillement. Vois-tu, monseigneur, je ne suis pas certaine d’être courtisée uniquement pour moi-même... J’entends trop parler de la fortune de mon père et je suis sa fille unique.

Le bras que Lorenzo venait de passer autour de la taille de Fiora resserra un peu son étreinte et sa voix se chargea de sévérité :

– De telles idées ne sont pas de ton âge ! Elles ne devraient jamais effleurer ton esprit. Tu ne devrais songer qu’à la joie d’être jeune et ravissante, au bonheur qui te viendra un jour, aux fêtes que te donnera l’amour. En vérité, je commence à croire qu’il n’y a pas un seul miroir digne de ce nom au palais Beltrami...

Le couple se sépara pour le salut final et Fiora reçut en plein visage le sourire narquois du Magnifique :

– Je t’en enverrai un. A présent, je te rends ta liberté, bel oiseau, et je vais où la politique m’appelle...

Les danseurs s’étaient arrêtés face aux sièges d’apparat où étaient assises Lucrezia Tornabuoni, la mère de Lorenzo et de Giuliano, grande dame imposante dans ses velours noirs givrés d’argent, et Clarissa, la rousse Clarissa Orsini, l’épouse de Lorenzo en brocart brun et toile d’or. Fiora leur offrit une révérence pleine de respect qui lui valut un double sourire puis s’éloigna, cherchant des yeux Giuliano pour voir s’il avait été témoin de ce qu’elle considérait comme son triomphe mais le jeune homme, assis sur un carreau de velours aux pieds de Simonetta qu’une guirlande de poètes entourait, ne prêtait aucune attention à la danse. Il regardait la belle Génoise qui, souvent, se penchait sur lui en souriant.

Tous deux offraient une image si parfaite de cet amour courtois cher aux romans de chevalerie que Fiora en oublia sa jalousie pour admirer, en artiste, le groupe qu’ils formaient, une symphonie de blancheur sur laquelle ressortait le scintillement des joyaux et le doux éclat des perles. Mais il y avait, dans la perfection même de la jeune femme, quelque chose de fragile qui, soudain, frappa celle qui l’observait. La peau si blanche de Simonetta semblait s’être affinée jusqu’à une certaine transparence ces derniers temps et, si le large décolleté de la robe laissait admirer la naissance de seins charmants, le dessin fragile des clavicules y paraissait plus accentué. Quant aux mains dont l’une se posait sur l’épaule de Giuliano, elles étaient d’une blancheur diaphane... Simonetta était-elle malade ?

Bien loin de se réjouir d’une idée dont la réalisation libérerait Giuliano, Fiora éprouva une brusque et profonde pitié. Le Créateur pouvait-il vraiment permettre à une maladie quelconque d’abîmer, en sa fleur, l’une de ses œuvres les plus achevées ? Simonetta était trop jeune, trop rieuse pour que l’on évoque en la regardant les ténèbres du tombeau.

La sensation d’une présence derrière elle fit retourner la jeune fille si brusquement qu’elle heurta un personnage qu’elle n’avait encore jamais vu.

– Oh ! Veuillez m’excusez ! fit-elle en français. L’homme semblait ne s’être aperçu de rien. Les yeux qu’il posait sur le couple Giuliano-Simonetta ne cillaient même pas.

– Et pourtant, dit-il, cela est inéluctable. Vous pensez, jeune fille, que monna[vi] Simonetta est trop jeune pour mourir ? Et que ce serait dommage...

– Comment pouvez-vous savoir cela ? souffla Fiora stupéfaite.

– Je ne le sais pas : je le sens, je l’entends. Il m’arrive de pouvoir entendre les pensées des gens. Quant à cette jeune femme, souvenez-vous de ce que je vous dis ce soir : elle n’a plus que quinze mois à vivre. Alors Florence sera dans l’affliction mais vous ne le verrez pas.

Une soudaine angoisse sécha d’un seul coup la gorge de Fiora.

– Pourquoi ? Est-ce que... je serai... morte, moi aussi ? Les yeux sombres de l’inconnu plongèrent dans ceux de la jeune fille et elle eut la bizarre impression qu’il pouvait lire jusqu’au fond de son âme.

– Non... mais vous le regretterez peut-être car vous serez loin et je ne crois pas que vous en serez heureuse.

– Je serai... loin ? Mais où...

Il l’interrompit d’un geste de sa main osseuse et s’écarta tout aussitôt. Fiora vit sa longue robe noire, semblable à celle que portaient les médecins, s’éloigner parmi les joyeux habits de fête mais elle put suivre son cheminement à travers les salles illuminées car c’était un homme très grand et sa tête coiffée d’un haut bonnet, frappé d’une agrafe d’or, dominait presque toutes les autres. Fiora avait envie de s’élancer derrière lui, pourtant elle en était incapable car les paroles qu’il venait de prononcer l’avaient glacée jusqu’au cœur. Il y avait là une menace imprécise qui l’épouvantait parce qu’elle échappait à l’entendement humain.

La voix familière de Chiara la tira de cette espèce d’accablement et la fit tressaillir.

– Je t’amène un malheureux qui n’ose même plus se présenter devant toi parce qu’il est persuadé que tu le méprises. Je lui ai assuré que ton cœur n’était pas aussi dur que cela.

Fiora regarda sans vraiment les voir son amie et le jeune Tornabuoni qui, tout de suite, devant la pâleur de son visage s’inquiétèrent. Chiara glissa son bras sous celui de son amie pour la soutenir.

– Que t’est-il arrivé ? Tu es malade ? Tu trembles... Va donc lui chercher un verre de vin, Luca ! Elle va s’évanouir.

Le jeune homme fonça en direction d’un des grands buffets disposés à chaque extrémité des salons non sans se retourner plusieurs fois et sans se soucier de ceux qu’il bousculait. Cependant, Chiara conduisait son amie vers l’embrasure d’une fenêtre pour l’y faire asseoir sur un banc garni de coussins. Fiora passa une main encore tremblante sur son front puis sourit au visage inquiet penché sur elle.

– Cela va mieux, rassure-toi. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je crois que j’ai eu peur.

– Peur, toi que rien n’effraie jamais ? De quoi, grands dieux ?

– D’un homme que je n’ai jamais vu mais que tu as peut-être remarqué. Il est très grand, un peu voûté. Il a un visage brun encadré d’une courte barbe et de cheveux gris, des yeux de même couleur que son visage. Il porte une longue robe noire et un haut bonnet... Il était ici il y a un instant.

– J’ai vu, en effet, quelqu’un qui ressemble à ta description mais j’ignore son nom. Pourquoi en as-tu peur ?

– Parce qu’il m’a dit des choses terribles. Selon lui, Simonetta mourra l’an prochain. Quant à moi je serai loin d’ici et pas pour mon bonheur.

Une petite flamme s’alluma dans l’œil brun de Chiara.

– Un devin ? C’est une merveille ! Il faut absolument que je lui parle, qu’il me dise... Elle s’élançait déjà. Fiora la retint d’une main ferme.

– Reste ici ! Ce n’est pas un homme sur qui l’on peut se jeter pour lui demander l’avenir. Quand il te regarde, il te glace le sang. Et je t’en prie : pas un mot sur ce que je t’ai confié. Chiara s’inclina mais, à sa mine, Fiora vit bien qu’elle n’était pas convaincue. Heureusement Luca revenait avec un verre de vin de Malvoisie dont Fiora n’avait d’ailleurs aucune envie mais dont elle but tout de même quelques gouttes pour faire plaisir à son amoureux qui la couvait avec des yeux de chien fidèle, heureux de constater qu’un peu de rose revenait aux joues de la jeune fille.

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vi

Monna est la contraction de madonna.