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– Cela va mieux, n’est-ce pas ? A présent quels ordres...

– Essaye de savoir qui est certaine personne qui nous intéresse fort ! dit Chiara qui tenait à son idée.

– Quelle personne ?

La jeune fille se lançait dans une description aussi fidèle que possible, car elle était de seconde main, Fiora l’arrêta :

– Ne te fatigue pas ! Je le vois qui parle, là-bas, avec messer Petrucci...

Luca se retourna, regarda dans la direction indiquée et fronça les sourcils.

– Le gonfalonier est la dernière personne avec qui ce sorcier devrait avoir plaisir à s’entretenir. C’est lui qui ouvre le chemin qui conduit au bûcher...

– Un sorcier ? Et tu le connais ?

– Je ne le connais pas, je sais qui il est, précisa Luca avec hauteur ! Ce n’est pas la même chose...

– Peu importe ! Parle, puisque tu sais, au lieu de nous laisser griller.

– Joli mot lorsqu’il s’agit d’un adorateur du diable ! ricana le jeune homme. Eh bien, sachez, belles curieuses, que cet homme s’appelle Démétrios Lascaris. C’est un médecin grec et mon cousin Lorenzo le tient en grande estime à cause de son savoir. Il espère que ce Lascaris, qui prétend descendre des empereurs de Byzance, lui fera recouvrer l’odorat dont il est privé[vii] et il lui a fait présent d’une maison près de Fiesole. Mais on dit qu’il s’y passe d’étranges choses... que l’on y évoque le diable !

La voix de Luca avait baissé de plusieurs tons à mesure qu’il parlait et finit en un chuchotement dramatique. Ce qui eut le don d’agacer Fiora :

– Nous avons une villa[viii] à Fiesole et nous n’avons jamais entendu quoi que ce soit sur ce médecin grec. Dès qu’un homme sort de l’ordinaire, c’est étonnant ce que l’on trouve à clabauder sur lui...

Au prix de sa vie, elle eût été incapable de dire la raison qui la poussait à prendre tout à coup la défense d’un homme qui l’avait si fort effrayée un instant plus tôt. Peut-être parce que élevée par son père à l’école de la philosophie grecque, elle trouvait choquants ces commérages teintés de superstition. L’homme était extraordinaire, cela ne faisait aucun doute, et il semblait posséder un don étrange de divination. Mais de là à l’assimiler à l’un de ces sorciers délirants comme il en fleurissait dans certains villages autour de Florence, il y avait une traite !

– Peut-être vaut-il mieux ne pas colporter ce genre de bruit, ajouta-t-elle. Je serais fort étonnée que monseigneur Lorenzo dont la raison est si claire et l’esprit si profond fasse cas d’une quelconque créature démoniaque !

– Quelle mouche te pique ? protesta Chiara. Regarde ce malheureux que tu ne cesses de maltraiter ! Il en a les larmes aux yeux...

– Alors qu’il me pardonne. Je suis nerveuse, ce soir, un peu irritable peut-être, dit Fiora en se levant. Il y a des jours, comme cela, où rien ne saurait me plaire.

– Le malheur, soupira Luca, c’est que je tombe toujours sur ces jours-là !

Fiora se mit à rire et pour consoler un peu son malencontreux adorateur elle lui caressa la joue du bout du doigt :

– Platon dit que personne n’échappe à sa destinée ! Le bonsoir à vous deux ! Allez donc danser ensemble cette calata que les musiciens attaquent ! Moi je vais rejoindre mon père et le prier de me ramener à la maison... Je suis fatiguée !

La légèreté avec laquelle Fiora virevolta sur ses talons démentait ces dernières paroles mais Chiara aussi bien que Luca savaient qu’il était inutile d’essayer de la retenir quand elle n’en avait pas envie. Avec le même soupir mais des sentiments différents, ils regardèrent sa robe de brocart nacré glisser entre les groupes et quitter la salle des fêtes.

– Eh bien, soupira le jeune Tornabuoni, allons danser puisqu’elle le veut !

– C’est ce que l’on peut appeler une invitation galamment formulée, fit Chiara avec une grimace moqueuse. Après tout, pourquoi pas ? Faire cela ou peigner la licorne, c’est toujours une façon de passer le temps !

Fiora trouva Francesco Beltrami dans la salle de musique. Debout, près de la cheminée où des esclaves noirs ne cessaient d’ajouter des bûches odorantes, il causait avec Bernardo Bembo, l’ambassadeur de Venise, qu’il avait déjà rencontré plusieurs fois lors de séjours au bord de l’Adriatique. Lorsque Fiora s’approcha, c’était ce dernier qui parlait et elle n’osa pas l’interrompre.

– Depuis que le pape Pie II est mort à la peine en essayant de lancer une croisade contre les Turcs, Venise lutte seule face à l’infidèle qui l’a dépossédée de presque toutes ses colonies de Grèce ou d’Asie Mineure. Personne ne semble apprécier à sa juste valeur le danger que fait courir à l’Occident un sultan de la trempe de Mahomet II. Ni le pape Sixte IV uniquement occupé à bâtir dans Rome et à pourvoir richement ses neveux, ni Ferrante de Naples, ni le Sforza de Milan, ni bien sûr Gênes qui se frotte les mains en dénombrant nos pertes en terres, en hommes et en navires. Tout le monde veut oublier que Mahomet à conquis Byzance et que l’étendard du Prophète flotte aussi sur le Parthénon, que seule la largeur de l’Adriatique protège les Etats du pape de la menace des Turcs dont les armées, voici deux ans, ont poussé une pointe jusque dans le Frioul.

– A cette époque, pourtant, Venise donnait une preuve éclatante de courage et de puissance en repoussant l’ennemi des murailles de Scutari, qui se trouvent juste sous son nez.

– Sans doute ! Loredano, avec seulement deux mille cinq cents des nôtres, a rejeté dix mille Turcs à la mer. Mais ce n’est qu’un point entre mille et qui sait si, à l’heure où nous parlons, Scutari est encore à nous ? Les croisières turques attaquent nos navires presque devant les passes du Lido. Et malheureusement notre doge, Pietro Mocenigo, s’il n’a que soixante-huit ans, est affaibli par les nombreuses blessures reçues dans les batailles contre les corsaires ou les janissaires de Mahomet. Il ne durera guère alors qu’il nous faudrait un chef jeune et plein de vie.

– Soit, mais vos marins sont sans rivaux et vous avez en Bartolomeo Colleoni le plus grand condottiere d’Italie...

Un nuage passa sur le visage de Bembo :

– Le Colleoni vient de mourir dans son château de Malpaga. L’éclat de sa renommée était tel qu’il faisait oublier son âge.

– Etait-il si vieux ?

– Il allait avoir soixante-quinze ans. J’ajoute qu’il a légué à la République une somme de cent mille ducats d’or afin que, mort, il puisse participer encore à la guerre contre les Turcs. Mais il a mis une condition à sa générosité : Venise lui élèvera une statue sur la place San Marco...

– Peste ! fit Beltrami en riant, en plein cœur de Venise !

– Nous avons tourné la difficulté : la statue s’élèvera sur la place de la Scuola di San Marco. Et si je suis ici c’est, sans doute, pour demander l’alliance de monseigneur Lorenzo pour nous aider à protéger nos possessions de terre ferme au cas où le Turc s’en approcherait mais aussi pour passer commande de cette statue équestre à votre plus grand sculpteur, le Verrochio. Si Florence veut bien l’y autoriser !

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vii

Le Magnifique n'avait en effet aucun odorat.

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viii

Au sens antique du terme.