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– Il est tard, maîtresse, chuchota-t-elle. Il faut rentrer.

Fiora la considéra d’un œil légèrement égaré :

– Tu crois ? Je... je n’ai pas envie de rentrer. Pas maintenant ! pas encore !

La jeune Tartare eut un petit rire doux comme un roucoulement de colombe.

– Je sais pourquoi. C’est parce que tu as peur que ça se voie sur ta figure.

– Quoi ?

– Que tu sais maintenant ce que c’est que l’amour...

– Folle que tu es ! Tu crois donc que j’aime cet homme ? Est-ce que tu ne sais pas que celui que j’aime c’est Giuliano.

Elle fut stupéfaite, en prononçant le nom, de ne lui plus trouver de couleur ni de résonance. Ce qu’elle éprouvait naguère pour le jeune Médicis venait de s’effacer comme un rêve dont, au matin, on a peine à retrouver le souvenir.

– Non, dit Khatoun, tu as seulement songé à l’aimer. Mais celui qui vient de te quitter, il t’emporte avec lui... et tu le sais bien.

Fiora ne répondit pas et cacha son visage dans ses mains comme pour mieux s’absorber dans sa prière mais c’était seulement pour ne pas rencontrer, à cet instant, le regard de cette fille venue du fin fond de l’Asie et qui lui parlait de certitude alors qu’elle-même n’en était encore qu’à l’éblouissement.

CHAPITRE III

LES SURPRISES DE L’AMOUR

Le lendemain matin, Francesco Beltrami, accompagné de sa fille, se dirigeait vers la boutique du libraire Vespasiano Bisticci. Se tenant par le bras, tous deux allaient d’un pas vif car la température avait encore baissé et il faisait presque froid. Cela n’entamait pas le plaisir de Fiora qui adorait se rendre avec son père – il n’eût pas été convenable qu’elle y allât seule – chez le libraire où se rencontrait l’élite intellectuelle de la ville. Elle considérait cela comme un honneur et son goût des livres trouvait là ample matière à, s’enrichir.

A cette heure de la matinée, la via Larga où Bisticci tenait boutique était très animée. Des ménagères se rendaient au marché, un panier à chaque bras, des dames, la tête couverte d’un voile ou d’un capuchon, sortaient d’une messe à San Lorenzo, l’église voisine du palais Médicis qu’un cloître séparait de la Bibliothèque laurentienne, un chevrier menait son troupeau, des maçons charriaient des pierres sur une charrette faite de grosses branches assemblées, quelques bourgeois passaient en longues robes de serge noire et bonnet à ruban et, dans le recoin d’une maison, des gamins jouaient à la toupie en poussant des cris aigus.

Les saluts, empressés, respectueux ou amicaux jalonnaient le chemin de Francesco Beltrami. Il y répondait avec affabilité et courtoisie, heureux de mesurer à cette aune l’ampleur de sa réputation. Comme le père et la fille allaient atteindre la maison de Bisticci, une troupe de cochons déboucha dans la rue et manqua les jeter à terre tous les deux. Un jeune garçon courait derrière eux. Il devint très rouge en reconnaissant le riche négociant et se jeta à genoux au milieu de la rue :

– Oh pardon, messer Beltrami, mille fois pardon !

Il semblait terrifié et, pour un peu, se serait prosterné :

– Mais, malheureux, dit Francesco en riant, si tu restes ainsi à genoux dans le ruisseau tes cochons vont se perdre. Cours donc après eux, petit imbécile, au lieu de me faire des excuses ! Et tiens ! prends ceci au cas où tu ne les retrouverais pas tous. Il ne faut pas que ton maître te batte...

A l’enfant ébloui il tendait un florin d’or puis entraîna Fiora tandis que le petit porcher, tout joyeux, prenait ses jambes à son cou et déguerpissait.

– C’est à toi que l’on devrait donner le surnom de Magnifique, dit Fiora attendrie. Tu es l’homme le plus généreux de la terre.

– Parce que j’ai donné un florin ? Mais le vrai Magnifique en aurait donné deux. Les choses sont donc bien comme elles sont.

Un instant plus tard, ils atteignaient la boutique du libraire.

Vespasiano Bisticci était à Florence le grand spécialiste des ouvrages antiques et ses correspondants fouillaient sans relâche les cités de Grèce et d’Orient à la recherche de manuscrits rares. Lui-même se présentait sous les traits d’un homme d’une soixantaine d’années, grand et majestueux, très aimable et très érudit. Ses traits étaient nets, bien marqués par un réseau de rides mais ses yeux sombres pétillaient de jeunesse et sa voix était d’une grande douceur.

Il quitta le personnage avec lequel il s’entretenait à l’entrée des Beltrami et vint vers eux avec empressement.

– Sois le bienvenu, ser Francesco, et toi aussi Fioretta ! J’avoue que si j’espérais un peu la visite de ton père, je ne pensais pas que ta présence la rendrait encore plus agréable. Tu es l’image même du printemps...

– Tu vas me la rendre vaniteuse, protesta Francesco. Je viens voir si tu as terminé cette copie des Commentaires que je t’ai demandée.

– Presque. J’ai mis dessus mes meilleurs copistes et je pense te donner bientôt le livre terminé mais j’ai reçu quelque chose qui, je crois, va t’intéresser.

Aussitôt les yeux de Beltrami se mirent à briller.

– Dis vite ! Qu’est-ce donc ?

Il voulut suivre Bisticci qui gagnait les profondeurs de son magasin et, ce faisant, il heurta le personnage à qui le libraire parlait précédemment et aussitôt s’excusa mais l’homme s’était retourné et Fiora reconnut le médecin grec dont elle avait eu si peur au bal des Médicis.

– Vous ne me devez aucune excuse, dit-il de sa voix grave en esquissant un salut courtois, je me trouvais sur votre passage. Et quand je suis ici, je ne fais attention à rien sinon aux ouvrages qui m’entourent...

– Je crois néanmoins vous en devoir. Notre arrivée a rompu votre entretien avec messer Bisticci...

– C’est sans importance ; j’allais partir. J’étais venu en effet pour obtenir copie d’un précieux traité de médecine d’Ibn Sina, que l’on appelle en Occident Avicenne, dont messer Bisticci refuse de me vendre l’original.

– Je vous ai dit que c’était impossible, messer Lascaris, puisque monseigneur Lorenzo l’a retenu mais il consent à ce que l’on en tire copies, fit Bisticci qui revenait, portant un volumineux paquet enveloppé d’étoffe noire. Mon malheur est que mon copiste de langue arabe est au lit avec une forte fièvre et que j’ai dû demander un délai assez long pour livrer le traité.

– L’important est qu’il vienne un jour, dit le Grec doucement. A présent, je me retire et vous laisse causer...

Gênée par sa présence, Fiora s’était écartée et faisait mine de s’intéresser à un évangéliaire grec posé sur un lutrin. Démétrios devait passer près d’elle pour sortir mais, après s’être assuré d’un coup d’œil que le libraire et son client s’installaient près d’un comptoir de chêne ciré au-dessus duquel Bisticci allumait une grosse lampe à huile, il s’approcha de la jeune fille.

– Voilà un texte bien austère pour de si jeunes yeux ! dit-il en excellent français. Lisez-vous donc le grec, mademoiselle ?

Fiora se retourna brusquement et lui fit face. Cet homme lui faisait toujours peur mais c’était une raison de plus pour ne pas reculer.

– En effet. Je lis aussi le latin. Mais vous, messire, lisez-vous toujours dans les pensées comme vous l’avez fait pour moi l’autre soir ?

– Une pensée est aisée à saisir quand elle est née d’une émotion, ou encore quand l’âme de celui ou de celle qui pense est tout à fait pure. Vous seriez sans doute pour moi une élève remarquable si vous n’étiez de haute condition... Néanmoins, je vous prie de vous souvenir de ceci : au cas où le malheur frapperait à votre porte, je serai toujours prêt à vous porter secours. Mon nom est...