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Hors de l’enceinte, ce serait la paix des douces collines, le vent léger de la nuit aux branches d’un cyprès, la prière nocturne d’un oiseau dans les olivaies ou dans les vignes de San Miniato et de Fiesole, répondant à la cloche grêle d’un monastère de campagne mais, dans la ville, la débauche, la terreur et la mort rôderaient jusqu’à ce que le chant des coqs chassât les oiseaux de nuit et les rejetât, apeurés et clignant des yeux, dans leurs trous équivoques. Et si, pendant les heures nocturnes, un cri déchirait l’ombre entre les rondes de la milice, les bourgeois de Florence n’en dormiraient pas d’un sommeil moins paisible, confiants en la puissance de leur ville et en la protection de Santa Reparata, sa patronne : le sang du ruisseau ne ferait pas plus rouge le lys de Florence.

Cette Florence-là, ni Fiora ni Chiara ne la soupçonnaient, abritées qu’elles étaient par les murs épais de leurs palais gardés par de nombreux serviteurs. Elles n’en connaissaient que l’aimable image diurne, que les heures de soleil qui chauffaient les marbres polychromes du Duomo, l’admirable cathédrale Santa Maria del Fiore à qui la superbe coupole de Brunelleschi avait valu ce surnom.

Les promeneuses s’attardèrent un moment devant les cages des lions installés derrière la Seigneurie. Les animaux royaux étaient les fétiches de la cité qui veillait sur eux avec un soin jaloux et il suffisait que l’un d’eux manquât d’appétit pour que les gens bien informés se missent à prophétiser une catastrophe prochaine ; et, si l’un d’eux mourait, la Vacca, la grosse cloche de la Seigneurie qui ne sonnait que le tocsin, s’ébranlait comme pour une rébellion.

Musant, bavardant, répondant aux nombreux saluts rencontrés en chemin, on finit par arriver au Canto dei Tornaquinci où l’apothicaire tenait boutique. C’était un carrefour continuellement animé grâce à la maison des pompes funèbres qui y était installée et dont les employés jouaient au palet devant la porte en attendant le client.

D’un geste assuré, Colomba poussa une porte basse au rez-de-chaussée d’une maison de belle apparence, avec loggia et colonnettes de marbre, où une grande enseigne peinte de couleurs gaies annonçait : « Aux Étoiles... Ser Luca Landucci apothicaire. » Et les quatre femmes pénétrèrent dans une grande pièce en contrebas, sous un beau plafond sculpté et enluminé car Landucci était un homme riche et considéré qui jouait son rôle dans l’administration de la cité. C’était aussi un ami de Francesco Beltrami et Fiora aimait aller chez lui plus encore que chez Bisticci parce qu’il était aimable et gai et parce que, dans sa maison, on respirait de merveilleuses odeurs de plantes séchées et d’épices fines.

Sa boutique, avec ses rangées de pots de majolique bleue et verte, de fioles étroites aux longs cols de verre translucide, ses mortiers de pierre et de bronze, ses boîtes d’argent ou de bois exotiques et les grandes balances de cuivre disposées sur le comptoir de beau chêne sombre admirablement ciré, respirait l’ordre et, en général, la tranquillité qui convient aux hommes de savoir. Or quand la petite troupe y pénétra, la maison retentissait des éclats d’une violente dispute : deux femmes, qu’à leurs vêtements élégants on pouvait classer dans les bons rangs de la société, s’y querellaient avec l’ardeur et l’impétuosité verbale des poissonnières du Mercato Nuovo.

– Espèce de vieille ânesse, clamait l’une, je t’apprendrai qui je suis !

– Il y a longtemps que je le sais. Si tu étais un bœuf au lieu d’être une vache nous pourrions faire une crèche...

– Mauvaise que tu es ! Ta bouche est pleine de fiel, c’est pour ça que tu as le teint si jaune !

– Moins jaune que le tien ! C’est vrai que ton défunt te pissait dessus tous les matins !

Celle qui venait de recevoir cette dernière injure n’était autre que Hieronyma Pazzi. Folle de rage, elle chercha quelque chose à envoyer à la tête de son adversaire, trouva un bocal de guimauve que l’autre évita de justesse mais qui alla se fracasser sur le dallage. Ce que voyant, l’apothicaire se lança courageusement dans la bataille et chercha à apaiser les deux femmes qui, à présent, en venaient aux mains.

– Venez m’aider, vous autres ! cria-t-il à ses deux garçons de magasin qui, accoudés à un comptoir, dégustaient la scène en connaisseurs. Ils s’exécutèrent mollement, peu désireux, au fond, de voir cesser le combat entre la dame Pazzi et la noble Cornelia Donati, surtout un combat qui commençait si bien. Les deux femmes se haïssaient depuis toujours pour une question de rivalité amoureuse dans laquelle Cornelia avait eu le dessus en soufflant à Hieronyma l’homme qu’elle souhaitait épouser. Depuis, Hieronyma avait pris une certaine revanche car Augusto Donati trompait sa femme avec tout ce qui, vêtu d’un jupon, passait à portée de ses mains mais l’animosité n’avait pas faibli pour autant et, chaque fois que les deux femmes se rencontraient, une querelle éclatait sur le moindre prétexte. Ce jour-là, le brandon de la guerre était un innocent petit pot de pommade d’incarnat pour les lèvres, chef-d’œuvre de l’officine de Landucci, et que chacune des deux adversaires prétendait s’approprier, le malheur voulant qu’il n’y en eût plus qu’un seul.

On parvint enfin à séparer les deux combattantes qui, l’une comme l’autre, avaient laissé quelques plumes dans l’engagement et, tandis qu’elles reprenaient haleine, l’apothicaire trancha le débat en déclarant sévèrement :

– Je ne vendrai cet incarnat à aucune de vous deux ! Madonna Catarina Sforza, l’illustrissime nièce de Sa Sainteté le pape Sixte IV vient justement de m’en faire demander car la réputation de cet onguent est allée jusqu’à elle. C’est donc à Rome que je vais l’envoyer !

Et, d’un geste plein de majesté, il ramassa le pot oublié sur le comptoir et le renferma dans l’une de ses armoires à pentures de fer. Puis il déclara :

– Ce qui n’empêche, madonna Hieronyma, que vous ne me deviez le prix de ce bocal que vous avez brisé et de la guimauve qu’il contenait qui ne saurait plus servir. Je vais faire établir le compte par mon scribe...

– Je n’aurais pas brisé cet objet si cette harpie ne m’avait mise hors de moi, s’écria la dame Pazzi. Elle doit payer autant que moi !

En dépit d’un œil au beurre noir, Hieronyma avait repris toute son assurance. C’était une belle femme de trente-cinq ans qui gardait beaucoup de fraîcheur. Son corps bien en chair demeurait appétissant et l’on chuchotait qu’elle trouvait à son veuvage des compensations avec des hommes discrets ou des hommes qui avaient encore plus d’intérêts à garder ses amours secrètes c’est-à-dire des serviteurs de la maison. Le vieux Jacopo Pazzi, le patriarche qui régnait sur la tribu, passait en effet pour avoir la main singulièrement lourde envers ceux de sa maisonnée qui se conduisaient mal. On parlait – sous le manteau bien sûr – d’un serviteur indélicat, si cruellement mordu par les molosses de chasse, qu’il en était mort, d’une servante trop bavarde enterrée dans un bois, la bouche pleine de terre après avoir été auparavant étranglée, d’une jeune cousine engrossée malencontreusement et morte d’une étrange maladie de langueur, due au fait qu’on l’avait soigneusement vidée de son sang. Et si ce que l’on disait de Hieronyma était vrai, celle-ci risquait gros mais elle était rusée et savait prendre son beau-père sur qui elle avait acquis un grand ascendant parce qu’ils étaient habités tous deux par la même passion : l’argent.