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– Voilà le marchand qui reparaît ! fit Selongey avec un sourire de dédain. Je n’ai qu’une parole, sachez-le, messire Beltrami. Jamais je ne l’ai reprise une fois donnée...

– En ce cas, allons chez moi !

Côte à côte, ils marchèrent par les rues, Philippe tenant en bride le cheval qu’il avait laissé à la porte de la maison de commerce. Jamais il n’avait autant marché que depuis son arrivée à Florence, les gens de cette ville semblant préférer la marche à tout autre moyen de locomotion. Il est vrai que les rues, pavées en leur milieu avec un ruisseau de chaque côté, demeuraient propres la plupart du temps mais il était curieux de voir les hauts hommes de la cité s’y déplacer sans plus de décorum que les gens du petit peuple. Cela devait tenir surtout à ce goût extrême qu’ils avaient tous pour la conversation. On ne devait jamais être sûr du temps que l’on mettrait pour aller d’un point à un autre car on ne savait jamais quelle personnes on rencontrerait et le nombre de minutes qu’on leur consacrerait.

Entre le Mercato Nuovo et le palais des bords de l’Arno, le Bourguignon entendit, plus de vingt fois, des passants saluer son compagnon.

– La bonne nuit à toi, messer Francesco ! Dieu te garde et te maintienne en prospérité ! – Salut à messer Beltrami et à tout ce qu’il aime ! ... Les formules étaient diverses mais toutes reflétaient le respect, voire l’affection.

– Je ne vous savais pas si populaire, remarqua Selongey, mais comment se fait-il que tout le monde se tutoie ici ?

– Se disait-on vous à Rome ? Le latin ignore le vouvoiement et le latin demeure ici la langue des poètes et des savants. Notre langue vulgaire n’est qu’un dérivé du latin, comme la langue française d’ailleurs et monseigneur Lorenzo qui s’est mis à poétiser en toscan s’efforce de lui donner ses lettres de noblesse. Il ne fait aucun doute qu’il y réussira car c’est un grand artiste en toutes choses...

– L’est-il aussi en politique ? J’en doute. C’est faute grave qu’opposer un refus au tout-puissant duc de Bourgogne...

– Je ne voudrais pas vous faire de peine, messire de Selongey, mais ce serait plus grande faute encore que rompre l’alliance avec le roi Louis de France qui est peut-être le plus fin politique de son temps !

– Ce piètre sire ? fit dédaigneusement le comte. Ce n’est pas un chevalier.

– Quand on a charge d’un royaume qui, durant cent ans, a connu l’occupation anglaise, il vaut mieux être un grand diplomate qu’un chevalier sans reproche. Le roi

Louis n’est pas sans courage. Il l’a montré en maintes occasions.

– Je vois que vous l’admirez fort. Puis-je vous conseiller, ... en futur gendre, de changer vos amitiés quand il en est temps encore ? En juillet dernier, le roi Edouard IV d’Angleterre a signé avec le duc Charles un traité par lequel l’Anglais s’engage à revenir en France avec une armée cependant que la Bourgogne viendra se joindre à lui avec dix mille hommes avant le 1er juillet prochain. Messire Louis sera balayé et Edouard sera couronné roi de France à Reims comme le veut la raison.

– Mais non l’Histoire ! Votre maître laisserait l’Anglais coiffer la couronne de Saint Louis dont lui-même descend ? Ce serait à mon avis une faute grave. Avoir reconnu jadis le jeune Henri au détriment de Charles VII n’a guère porté chance au duc Philippe le Bon... Le ciel pourrait peut-être susciter une autre Jeanne d’Arc... et, de toute façon, il n’est jamais bon de se tromper de roi. Enfin, Louis XI n’a pas dit son dernier mot. Soyez sûr que, de tout cela, monseigneur Lorenzo n’ignore rien... et il a refusé d’aider votre maître !

– Eh bien, il se trompe ! Songez encore que la propre sœur de Louis XI, la duchesse Yolande de Savoie, est l’alliée de Bourgogne au profit de qui elle a conclu alliance avec le duc de Milan... qui est votre allié.

– Mais non notre ami. Le bel allié que vous aurez là ! Galeazzo-Maria est une tête vide qui n’a de Sforza que le nom mais aucune ressemblance avec son père le grand Francesco qui était l’ami de Louis XI. Toutes ses pensées tournent autour de sa favorite, la belle Lucia Marliani, et dans les lettres qu’il écrit à monseigneur Lorenzo il n’est question que de certain rubis pâle qui appartient aux Médicis et que le Milanais convoite pour sa maîtresse. Votre duc aura des surprises...

– Qui n’en a lorsqu’il s’agit de femme ? Conscient tout à coup de ce qu’il disait, Selongey rougit et se tut. Les deux hommes arrivaient en vue du portail du palais Beltrami éclairé par deux pots à feu brûlant dans des cages de fer et dont les flammes se courbaient et se divisaient au vent froid qui soufflait par les rues. Francesco souleva le lourd heurtoir de bronze représentant une tête de lion. En retombant, il rendit un son ample et profond. Puis, comme la porte s’ouvrait aux mains d’un valet, il s’effaça pour laisser passage à cet hôte inattendu :

– Reste à savoir à présent pour lequel de nous deux sera la surprise, dit-il gravement.

L’heure du souper approchait et Fiora attendait son père dans la grande salle où, devant le feu flambant de la cheminée, le couvert était dressé. Assise près d’un échiquier d’ébène, d’ivoire et d’or, elle jouait avec Khatoun dans le religieux silence qu’imposait le plus savant des jeux et n’entendit même pas le très léger grincement qu’émit la porte en s’ouvrant devant les deux hommes. Seule, Léonarde qui brodait près des deux jeunes filles leva la tête mais, d’un geste, Beltrami lui imposa silence afin de contempler un instant le charmant tableau que composaient les joueuses...

Le feu accrochait ses reflets vivants aux tresses lustrées de Fiora, au bijou d’or qui pendait sur son front, aux cassures des plis de sa robe de cendal d’un rouge profond. Ses cils noirs, doucement recourbés, mettaient une ombre tendre sur le velouté de ses joues et ses dents blanches, qui mordillaient un de ses doigts effilés, brillaient par instants entre ses lèvres fraîches. En face d’elle, Khatoun, vêtue d’une tunique et d’un voile d’un joyeux bleu canard ressemblait à un petit génie de conte oriental.

Beltrami, le cœur étreint d’une subite angoisse, aurait voulu retenir indéfiniment cette minute de paix, cet instant de lumière qui protégeaient encore la quiétude de sa vie de père comblé. Il n’avait pas besoin de se retourner pour deviner de quels yeux ardents l’étranger regardait son enfant. Se pouvait-il qu’à peine sortie de l’enfance elle eût suscité la passion d’un homme ? ... Pour la première fois, il regardait Fiora avec des yeux différents, s’attachant à la finesse de la taille, à la rondeur exquise de la gorge moulée par le tissu chatoyant, à l’ivoire si doucement rosé de la peau soyeuse, à la délicatesse d’une main fine maniant une pièce précieuse... La pensée qu’un homme pouvait prétendre posséder ce miracle de grâce et de beauté lui fut soudain intolérable. Il ressentit l’envie brutale d’appeler ses gens, de faire jeter dehors l’insolent prétendant... mais Khatoun avait vu les deux hommes et d’un geste léger les désignait. Fiora leva les yeux et repoussa son siège...

– Père, reprocha-t-elle gaiement, il me semble que tu rentres bien tard et que...

Elle reconnut soudain Philippe, dont la haute taille dominait celle de Beltrami, et une vague de sang empourpra ses joues. Pour cacher son trouble, elle esquissa une révérence.

– J’ignorais que nous eussions un hôte, murmura-t-elle. Tu aurais dû nous faire prévenir.

– Ma visite est tout à fait impromptue, dit doucement Philippe, et je vous supplie, demoiselle, de me pardonner si elle vous prend au dépourvu. Il se peut d’ailleurs que je ne sois pas votre hôte... très longtemps.

– Veuillez nous laisser, dame Léonarde, dit Beltrami brièvement. Toi aussi Khatoun...