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– Il savait donc ? demanda-t-elle doucement. Francesco, qui avait oublié sa présence, tressaillit et la regarda sans rien dire. Son bras retomba, sans force, le long de sa robe. Haussant les épaules, il soupira enfin :

– S’il n’avait pas su, croyez-vous que je lui aurais donné Fiora ? Lorenzo de Médicis lui a refusé l’emprunt qu’il venait contracter pour le duc de Bourgogne. La main de ma fille... et sa dot ont été le prix de son silence. Un beau prix comme vous voyez !

– Un homme de son nom et de sa qualité, s’abaisser à ce vil marchandage ? J’ai peine à le croire. Les Selongey ont toujours été gens au caractère rude, difficiles à vivre souvent mais d’une loyauté sans faille envers leurs ducs et incapables d’une bassesse. Et pour quoi ? Pour de l’or ? Ils n’ont jamais été pauvres et leur faveur doit être entière...

– C’est sa seule excuse : il ne voulait pas cet or pour lui-même. Vous l’avez entendu ? Grâce à Dieu, il est parti, à présent et pour toujours ! Jamais nous ne le reverrons !

– Jamais ? A-t-il donc l’intention d’abandonner une jeune épouse dont il semble pourtant fort amoureux...

– Non, mais il a l’intention de se faire tuer à la guerre. Il aime Fiora, du moins il le dit, et c’est peut-être vrai mais il estime qu’en épousant la fille de gens déshonorés il a lui-même porté atteinte à la grandeur de son nom.

– Il a épousé la fille d’un des plus hauts hommes de Florence. Il n’a pas à en rougir, il me semble, tout Selongey qu’il soit ? Personne, ici, n’a jamais entendu parler des Brévailles...

– Sans doute mais lui sait à quoi s’en tenir. Cela suffit pour que la souillure lui soit insupportable.

– Comment a-t-il su ?

– D’honneur, je n’en sais rien. Il dit avoir été frappé par une ressemblance. Frère et sœur, les jeunes Brévailles se ressemblaient beaucoup. Leur fille est le portrait de l’un aussi bien que de l’autre. A présent, je vous en prie, dame Léonarde, ne parlons plus de ce personnage que je souhaite oublier le plus vite possible.

– Croyez-vous pouvoir en faire autant pour Fiora ? Elle s’est donnée à lui trop spontanément pour que son cœur ne soit pas pris et elle est de celles qui n’aiment pas deux fois, j’en jurerais. Elle va souffrir...

– Pas maintenant ! Pas déjà ! Elle sait qu’il doit partir seul pour rejoindre son duc devant Neuss. Elle va l’attendre. C’est quand elle apprendra sa mort qu’elle aura du chagrin. J’espère seulement que l’attente ne sera pas trop longue : la douleur sera peut-être violente mais plus brève...

– Cela peut être long. Un chevalier n’a pas le droit de se donner la mort sous peine d’y perdre son âme et, d’une certaine façon, son honneur. Il faut qu’il se fasse tuer en se défendant, qu’il trouve plus fort que lui. Si j’en crois les récits de son écuyer, un tel adversaire n’est pas facile à rencontrer... Vous avez conclu là un étrange marché, ser Francesco ! Dieu pourrait prendre plaisir à le contrarier...

– Nous verrons bien. Pour l’instant, il faut nous réjouir de ce que notre Fiora ne nous sera jamais enlevée. Nous pourrons continuer à l’entourer, à la chérir.

– Ne portera-t-elle donc jamais le nom de son époux ?

– Bien sûr que si. Dès que la conjoncture politique le permettra sans crainte d’offenser les Médicis, nous déclarerons le mariage.

– Et si l’on pouvait le déclarer en même temps que la mort de l’époux, ce serait encore mieux, n’est-ce pas ? fit Léonarde avec une amertume qu’elle n’arrivait plus à retenir. Elle venait de comprendre que, si Philippe n’avait pas exigé de vivre sa nuit de noces, Beltrami eût trouvé l’incroyable marché tout à fait à son goût et elle découvrait que le meilleur des hommes pouvait se laisser aller à un égoïsme impitoyable. Francesco Beltrami avait dû souffrir mort et martyre durant cette nuit qui livrait Fiora au désir d’un homme mais, maintenant, il ne voulait plus penser qu’au bonheur de garder sa fille auprès de lui pour toujours...

– Eh bien, voilà qui est parfait ! soupira-t-elle. Mais il est temps pour moi de monter auprès d’elle pour surveiller son réveil. Il est possible qu’elle ne trouve pas ce matin aussi heureux qu’il vous apparaît...

Léonarde avait peine à dissimuler sa colère. De combien de larmes son enfant allait-elle payer un bonheur qui n’avait duré que trois jours et une nuit ? Beltrami ne comprenait-il pas qu’elle ne serait plus jamais la même une fois passé le seuil de l’amour physique ? Et si un enfant s’annonçait ?

– Je ne crois pas que ce soit à souhaiter, répondit-elle en elle-même. Si elle était mère, Fiora ne pourrait plus jamais oublier cet époux de quelques heures et l’oubli, c’est encore ce que l’on peut lui souhaiter de mieux.

Mais elle n’y croyait pas. Lentement, en prenant les mêmes précautions, elle regagna la chambre où la jeune femme dormait toujours et tira une chaise auprès du lit pour y attendre son réveil. Elle ne voulait pas que celle-ci ouvrît les yeux sur une chambre vide. Et, en effet, quand Fiora s’éveilla, ce fut le visage familier de Léonarde qu’elle aperçut. Elle lui offrit un rayonnant sourire :

– Vous étiez là ? Est-il donc si tard ?

– Près de midi. Vous avez bien dormi ?

Mais Fiora, déjà, cherchait quelqu’un dans ce lit devenu soudain si grand mais qui gardait encore l’empreinte d’un corps :

– Philippe ! ... Où est-il ?

Léonarde quitta son siège et vint s’asseoir tout près de la jeune femme.

– Il est parti, dit-elle aussi doucement qu’elle put, effrayée soudain de voir les yeux de Fiora, encore embrumés l’instant précédent, s’éclairer d’un seul coup et s’agrandir.

– Parti ? ,.. Pas parti pour...

– Pour rejoindre monseigneur le duc de Bourgogne. Il a quitté cette maison...

– Et vous m’avez laissée dormir ?

Jamais Fiora n’avait regardé sa vieille amie avec ces yeux brûlants de colère.

– Il n’a pas voulu que l’on vous réveillât. Il craignait, je crois, l’instant toujours difficile du départ. Il a seulement coupé, pour l’emporter, une mèche de vos cheveux...

– Devait-il vraiment s’éloigner si vite ? Ne pouvait-il attendre au moins quelques heures ? Nous avons été si heureux ensemble ! .., mais il n’est peut-être pas encore très loin...

Fiora jaillit du lit bouleversé et, sans même songer à se couvrir d’un vêtement, courut jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit en grand. Le ciel était gris et le vent balayait la fine pluie qui tombait depuis le milieu de la matinée mais Fiora ne s’en souciait pas :

– Philippe ! appela-t-elle de toute sa voix, Philippe ! Reviens !

Beltrami qui faisait quelques pas dans le jardin pour achever de chasser les fumées de sa nuit maudite, entendit ses cris, leva la tête et resta interdit devant ce qu’il voyait : une femme nue, échevelée qui, dans le vent mouillé lançait des appels désespérés. Une femme qui n’était pas, qui ne pouvait pas être sa fille. La voix, chaude et douce de Fiora ne pouvait émettre cette clameur rauque de lionne appelant son mâle...

Les cris ne cessaient pas, l’image impudique et affolante ne s’effaçait pas. Alors, en aveugle, les deux mains sur ses oreilles pour ne plus rien entendre, le malheureux s’enfuit droit devant lui à travers les massifs dépouillés par l’hiver jusqu’à l’abri précaire mais sourd d’une petite grotte de rocailles ou, dans un bassin, coulait une fontaine à tête de lion. Là, couché de tout son long sur la terre humide, Francesco Beltrami pleura ses illusions perdues. L’étranger n’avait demandé qu’une nuit et cette seule nuit lui avait suffi pour faire de Fiora une autre femme, « sa » femme à lui. Et l’enfant de naguère ne reparaîtrait jamais plus...