Lorsque Francesco était revenu de son voyage, elle avait offert à son baiser un front serein, et la vie avait repris, comme par le passé, dans la maison des Beltrami. Seule, Léonarde avait poussé un soupir de soulagement en constatant qu’après plus d’un mois la jeune épousée n’annonçait aucun signe de maternité...
Chiara respecta durant un moment la méditation de son amie. Elle-même d’ailleurs avait besoin de remettre de l’ordre dans ses idées. Elle en profita pour augmenter encore le gros bouquet de violettes qu’elle tenait déjà dans ses mains puis, jugeant que le silence avait assez duré, elle jeta un coup d’œil à Léonarde et à Colomba qui, assises sous un pin parasol, bavardaient sans discontinuer en occupant vaguement leurs doigts d’un travail de broderie. Et revint glisser son bras sous celui de son amie :
– As-tu suffisamment rêvé ? fit-elle gaiement. Tu contemples notre bonne ville comme si tu la voyais pour la dernière fois.
– Tu devrais dire comme si je la voyais pour la première fois. Nous sommes venues souvent ici à pareille époque mais cette année, Florence a un charme différent. Même les remparts et les tours de guet semblent participer à la beauté générale. J’aimerais...
– Etre ici avec quelqu’un d’autre qu’une vieille amie ! C’est bien ce que je pensais : tu n’es plus amoureuse de Giuliano parce que tu es amoureuse d’un autre... d’un autre qui est loin ! Je parie pour messire Philippe de Selongey !
Inattendu, ce nom qui était désormais le sien frappa Fiora si soudainement qu’elle tressaillit et devint très rouge.
– Parle plus bas, je t’en prie ! Ou mieux encore : ne parle plus du tout !
– C’est si grave que cela ? murmura Chiara édifiée. Pardonne-moi ! Je pensais seulement à une amourette passagère comme il nous en vient et qui s’en vont avec le vent, comme ton penchant pour Giuliano. Sais-tu seulement si tu le reverras jamais ?
– Je le crois, fit Fiora avec un sourire qui s’adressait davantage à ses propres pensées qu’à son amie. A présent, parlons d’autre chose ! D’ailleurs, est-ce qu’il n’est pas temps de rentrer ? Nous avons assez de fleurs pour deux ou trois églises !
Elles avaient coutume, en effet, d’offrir chaque année leur récolte à Santa Maria del Fiore en joignant à leur offrande parfumée une généreuse aumône pour les enfants pauvres dont s’occupaient les desservants de la cathédrale. Elles allaient donc rejoindre Colomba et Léonarde qui, de leur côté, pliaient bagages quand, soudain, Fiora retint son amie.
– Attends ! dit-elle d’une voix oppressée..,
– Qu’y a-t-il ? Tu es malade ?
– Non... non, mais j’éprouve une sensation bizarre... Tout à l’heure tu as dit que je regardais la ville comme si je la voyais pour la dernière fois...
– En effet... mais c’était une plaisanterie. J’ai dit cela parce que tu avais une expression d’avidité... comme si tu voulais absorber tout cela avec tes yeux. Et tu m’as répondu...
– Je sais... mais à présent je me demande si tu n’avais pas raison. Il y a en moi quelque chose qui dit que... je ne reviendrai jamais à cet endroit !
– Quelle folie ! Tu penses encore à la prédiction du médecin grec ?
– Non. Je te jure que non... c’était même très loin de ma pensée... mais j’ai eu comme un pressentiment, comme si Florence me devenait soudain hostile... me rejetait, moi qui l’aime tant !
– Tu crois qu’elle t’en veut parce que tu te permets d’aimer un étranger quand tant de ses fils soupirent après toi ? Chasse de pareilles idées ! Tu as vécu trop retirée ces derniers temps. Ce qu’il te faudrait c’est une belle fête où tu brillerais de tous tes feux et où le grand Médicis danserait encore avec toi ! Tiens ! Voilà tout justement ce qu’il te faut !
En effet, un groupe de jeunes gens, menés par Luca Tornabuoni en joyeuse cavalcade, débouchait sur le petit parvis de l’église.
– J’étais certain de vous trouver ici, dit le jeune homme en sautant à terre et en ôtant son chaperon. N’est-ce pas le jour de l’année où vous venez cueillir des fleurs pour la Madone ?
– Vous venez nous aider ? fit Chiara en riant.
– A porter tout cela ? Bien sûr. Et aussi vous escorter jusqu’au Duomo pour joindre nos prières aux vôtres !
– Vous voilà bien pieux, ser Luca ! dit Léonarde qui rejoignait le groupe. Je vous croyais un fidèle disciple de Platon et voilà que vous parlez de la Madone comme si vous vouliez entrer au couvent.
– Je n’ai jamais rien souhaité de pareil et il y a un temps pour Platon et un temps pour prier. Il me semble, ajouta-t-il en regardant tendrement Fiora, qu’en allant m’agenouiller à ses pieds en compagnie de certaine jeune fille, elle entendra mieux mes prières...
Il s’attendait à un éclat de rire de la jeune femme mais elle détourna les yeux, gênée par l’image qu’il évoquait et fit comme si elle n’avait pas entendu. Pensant alors qu’il s’était montré trop hardi, il alla prendre par la bride le cheval de Fiora et l’aida à se mettre en selle :
– Quelque chose me dit que je suis mal inspiré, aujourd’hui, Fiora, murmura-t-il en cherchant son regard, mais je voudrais tant que vous m’autorisiez à envoyer mon père auprès du vôtre ! Je sais qu’il vous trouve trop jeune mais si, au moins, nous étions fiancés... j’attendrais tout le temps que vous voudriez ! On a tous les courages quand on sait que l’on peut espérer !
Pour la première fois, elle le regarda avec une sorte de tendresse. Elle qui ne vivait plus que d’espoir pouvait comprendre ce que ressentait le jeune homme mais elle n’avait plus le droit de lui laisser la plus petite espérance.
– Ne me parlez plus de cela, Luca ! Vous perdez votre temps et votre cœur avec moi. Je ne veux pas quitter mon père et je...
– ... et vous ne m’aimez pas ! Vous voyez, je complète votre phrase. Je dis ce que vous n’osiez pas dire. Mais, si vous ne m’aimez pas à présent, vous m’aimerez peut-être plus tard. Vous l’avez dit vous-même : vous êtes encore très jeune... Non ! ne dites rien de plus ! C’est le printemps et il fait beau. Laissez-moi rêver encore !
Il retourna vers son cheval, et la petite troupe chargée de gros bouquets et de branches embaumés redescendit vers la ville tandis que l’un des garçons chantait une romance en l’honneur du printemps. On reprit le refrain en chœur, on rit beaucoup mais Fiora ne réussit pas à se mettre au diapason. A mesure que l’on avançait, la tristesse qui s’était emparée d’elle à San Miniato s’accentuait. S’y joignait une impression de danger imminent. Superstitieuse comme toute bonne Florentine, elle songea que Philippe était à la guerre donc en perpétuel danger mais que, peut-être, il courait en ce moment un péril plus grave et son amour à elle le ressentait comme une prémonition... Bientôt, toute cette gaieté qui l’entourait lui fut insupportable et quand on eut passé le Ponte Vecchio où, à cette heure du jour, les boutiques des bouchers étaient fermées, elle prétexta un soudain malaise et, sans permettre même à Chiara de la raccompagner -ne fallait-il pas qu’au moins une des cueilleuses allât porter les fleurs ? – elle reprit avec Léonarde et Khatoun le chemin de la maison. Elle avait hâte de rentrer, à présent, sans pouvoir dire d’où lui venait cette impatience. C’est tout juste si elle répondit au joyeux salut que lui adressait Gian-Battista di Rinaldo, un batelier du fleuve que Beltrami avait sauvé de la ruine et dont elle était marraine d’un des enfants.
– Il ne faut pas lui en vouloir, cria Léonarde désireuse d’effacer ce que le brave homme pouvait considérer comme une offense, donna Fiora est souffrante et je la ramène à la maison !