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Un frisson d’horreur galvanisa Fiora et lui rendit ses forces. Comprenant que la femme allait sortir et ne voulant pas être surprise par elle écoutant à la porte, elle se dissimula derrière une tapisserie, comprimant de son mieux les battements affolés de son cœur. Une sueur froide mouillait son front et son dos comme si l’abîme terrifiant de l’enfer venait de s’ouvrir devant elle. En écartant légèrement la lourde tenture, elle vit Hieronyma sortir de la salle de l’Orgue sans se presser. Sûre de sa victoire, elle se pavanait avec arrogance, posant sur les meubles et les objets précieux au milieu desquels elle passait, un regard avide qui était déjà celui d’une propriétaire.

Pour la première fois de sa jeune vie, Fiora connut l’envie de tuer, d’anéantir cette femme odieuse dont elle comprenait à présent pourquoi elle l’avait menacée chez Landucci. Sortant sans bruit de sa cachette, elle saisit un lourd candélabre de bronze et s’avança lentement vers Hieronyma qui s’était arrêtée pour admirer les pièces d’orfèvrerie disposées sur une crédence mais, comme si elle avait deviné qu’un danger approchait, la dame Pazzi sortit brusquement de la salle sans se retourner au moment même où Beltrami y entrait.

Il vit Fiora ainsi armée prête à s’élancer derrière Hieronyma et comprit ce qu’elle voulait faire. Il s’écria :

– Non, Fiora ! Ne fais pas cela !

– C’est elle ou nous, père ! Laisse-moi faire !

Il courut alors à elle, lui arracha le candélabre et le reposa sur un coffre. Désespérée, Fiora vit qu’il avait vieilli de dix ans et qu’il y avait des larmes dans ses yeux. Alors, elle se jeta à son cou et le tint serré contre elle, pleurant avec lui sur tout ce que l’abominable Hieronyma venait de briser, de souiller. Ce fut là que Léonarde, qui cherchait Fiora, les trouva au bout d’un instant.

– Que s’est-il passé ? demanda-t-elle. Je viens de croiser donna Hieronyma et elle m’a ordonné, en me traitant de vieille maquerelle, de commencer à faire mes paquets !

– Nous sommes au bord de la catastrophe, ma pauvre Léonarde, dit Beltrami. Cette femme est devenue la maîtresse de Marino. Il lui a tout dit et il est prêt à témoigner contre moi... à moins, évidemment, que je ne marie Fiora à son fils !

– Mais elle est déjà mariée, il me semble ? Il fallait le lui dire.

– C’était la dernière chose à faire. Il me reste un faible espoir de nous sauver en allant tout raconter à monseigneur Lorenzo. Il a du respect et de l’amitié pour moi alors qu’il déteste les Pazzi. Evidemment, le mariage le rendrait furieux, mais cela je ne le dirai pas...

Fiora qui était restée blottie contre Beltrami, s’écarta de lui et le regarda avec des yeux pleins d’angoisse :

– Père ! ... Est-il vrai que je ne sois pas ta fille ? Est-il vrai que je suis née...

– Tu as donc entendu ?

– Tout ! J’étais là, près de la porte que j’avais entrouverte. Oh, père ! c’était épouvantable et je crois qu’à présent cela est pire encore ! Moi qui étais si heureuse d’être ta fille ! Et voilà que je ne suis rien... moins que rien ! Que le plus pauvre mendiant est en droit de me mépriser, que...

– Tais-toi, Fiora ! Pour l’amour du ciel, tais-toi ! Tant que tu ne sauras pas tout, tu ne pourras pas juger. Quant à moi, tu es bien ma fille parce que je t’ai voulue, reconnue... et parce que je t’aime ! Viens, viens avec moi !

Allons dans le studiolo ! C’est devant l’image de ta mère que je veux t’apprendre la vérité. C’est une triste et douloureuse histoire que Léonarde connaît bien mais qu’à présent je dois te faire savoir. Viens, mon enfant !

Entourant de son bras les épaules de Fiora, Francesco l’entraîna doucement au long de la galerie jusqu’à la petite pièce intime et accueillante sur laquelle régnait le sourire de Marie de Brévailles. Léonarde les suivit et renvoya Khatoun qui attendait à la porte, l’anxiété peinte sur son joli visage parce qu’il y avait des larmes dans les yeux de Fiora et que Fiora ne pleurait jamais :

– Va l’attendre dans sa chambre ! Elle t’y retrouvera tout à l’heure. Je te suis dans un instant.

– J’aimerais mieux que vous veniez avec nous, Léonarde, dit Beltrami. Deux mémoires valent mieux qu’une lorsque l’on souhaite ne rien oublier...

Ensemble donc, ils entrèrent dans le studiolo. Francesco alla ôter la pièce de velours noir qui recouvrait le portrait de Marie puis revint s’asseoir derrière sa table en désignant un siège à Léonarde. Fiora choisit de s’installer sur un coussin aux pieds de son père.

– Il va te falloir du courage, mon enfant, car je vais t’apprendre une terrible histoire mais c’est aussi une belle et touchante histoire dont la hargne de Hieronyma n’a retenu que les traits les plus affreux... Tu te souviens de cette coiffe de dentelle que je t’ai montrée et que Sandro Botticelli à reproduite sur ce portrait ? Tu avais remarqué des taches de sang et je n’ai pas voulu alors répondre à tes questions.

– Tu disais que tu me répondrais plus tard, quand je serais devenue une femme. Je suis une femme à présent.

– Je n’y suis pas encore habitué, dit Francesco en caressant les cheveux soyeux. Mais ce jour-là, je t’ai menti. Je n’avais pas l’intention de t’apprendre la vérité, à quelque époque que ce soit parce que je voulais qu’elle disparaisse avec moi et avec Léonarde. Entre nous deux, cette vérité était bien gardée. Il a fallu la trahison d’un homme que je croyais fidèle...

– Les gens de Montughi et de la région chuchotent que cette Hieronyma a le feu au derrière, grogna Léonarde. Nous en avons parlé, parfois avec Jeannette mais son époux nous faisait taire par peur du beau-père. Ce serait peut-être une bonne chose de le renseigner sur la conduite de sa belle fille ?

– J’en ai menacé ma cousine mais elle n’a pas eu peur. Elle sait bien qu’entre son inconduite et la perspective de mettre la main sur mes biens, le vieux forban n’hésiterait pas... quitte à châtier la pécheresse un peu plus tard. Une chose à laquelle, tout de même, elle devrait penser. Mais pour nous le mal serait fait.

– Père, pria Fiora, laissons un peu cette femme où elle est ! Vous m’avez fait venir ici pour me raconter l’histoire de ma mère et tout ce que j’en sais est qu’elle est morte tragiquement. Me direz-vous comment ?

– Sur l’échafaud, le col tranché en même temps que celui de ton véritable père. Ils s’appelaient Marie et Jean de Brévailles...

– J’ai déjà entendu ce nom...

– S’il te plaît, Fiora, ne m’interromps plus. C’est déjà assez pénible de revivre ces heures où tout a changé pour moi.

En signe de repentir, Fiora posa un baiser sur la main de son père puis garda cette main entre les siennes cependant que celui-ci, les yeux sur le portrait, commençait son récit :

– Dans les nuits sans sommeil, j’ai si souvent revu les détails de ce jour de décembre gris et froid ou je suis entré dans la ville de Dijon qui est la capitale des ducs de Bourgogne. Une belle ville que je connaissais bien et où j’aimais faire halte...

Peu à peu, la voix du conteur, d’abord un peu étouffée, s’affermit et reprit ses couleurs. Poète comme presque tous les Florentins, Francesco avait le don de la parole et le sens de l’évocation. Devant les yeux des deux femmes qui l’écoutaient, il traça, avec une étonnante sûreté de traits, le tableau de cette place couverte d’une foule silencieuse tandis que sonnait le glas. Avec une douleur qui faisait vibrer sa voix, il évoqua le couple de jeunes condamnés, si beaux, si rayonnants dans le misérable tombereau du bourreau qu’ils semblaient « marcher à leur triomphe », la silhouette affligée du vieux prêtre, celle, sinistre, du bourreau masqué, l’émotion des assistants et le bouleversement de son âme à lui face à la mort de cette exquise jeune femme. Il parla de Regnault du Hamel dont le nom emplit au passage sa bouche d’un goût amer, de sa haine et de son impitoyable cruauté. Il répéta le récit d’Antoine Charruet avec une émotion qui fit trembler sa voix à l’évocation du calvaire gravi par Marie dans la maison de son époux et à celle des efforts désespéré de sa mère pour obtenir une grâce qui lui avait été, et par deux fois, impitoyablement refusée. Enfin, il dit comment il avait sauvé un bébé de la mort, comment il avait décidé d’en faire son enfant et comment Léonarde spontanément avait offert de veiller désormais sur la petite fille privée de sa mère.