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Le son des cloches tombait de toute la hauteur du campanile élancé, dont la grisaille de ce jour n’arrivait pas à éteindre les riches couleurs, cependant qu’à l’intérieur de l’église s’élevait la voix profonde des orgues que celles d’une trentaine de jeunes chantres rejoindraient dans un instant, quand le défunt pénétrerait dans le sanctuaire.

Les porteurs s’avançaient déjà pour suivre le clergé qui commençait à rentrer quand, soudain, une femme drapée de voiles noirs se dressa devant eux, les bras écartés :

– Arrière ! L’homme que vous portez vers ce saint lieu est mort en état de péché ! Il n’entrera pas tant que la vérité ne sera pas connue de tous !

– Hieronyma ! gémit Fiora. Mon Dieu, que va-t-elle faire ?

– J’ai bien peur de m’en douter, murmura Léonarde. En tout cas elle ne manque pas d’audace ! Si messer Francesco est mort sans confession elle y est sûrement pour quelque chose !

– J’en suis sûre ! Malheureusement, nous n’avons aucune preuve pour l’accuser et elle le sait...

Cependant, des remous se formaient dans la foule d’où s’élevait un murmure dont il était impossible de démêler s’il était de colère ou de scandale. Le capitaine Savaglio qui avait suivi en longeant la foule la marche de Fiora, s’élança pour repousser la perturbatrice qui se débattit vigoureusement en hurlant :

– On ne me fera pas taire ! Il faut que justice soit rendue et que le scandale cesse !

– Tiens-toi tranquille, femme et sors d’ici ! tonna Savaglio. C’est ta conduite à toi qui es scandaleuse et sacrilège ! S’il y a quelqu’un ici qui ait droit de réclamer justice, c’est ce mort que l’on a vilainement occis...

Il appelait d’un geste, ses hommes à la rescousse quand le gonfalonier le rejoignit :

– Lâche cette femme ! C’est la loi et c’est l’honneur de notre ville que chaque citoyen puisse s’y exprimer librement.

– Librement, oui, mais pas n’importe quand !

– C’est aussi mon avis, dit la voix rauque de Lorenzo de Médicis qui intervenait à son tour. Nous sommes ici pour un dernier adieu à l’un des nôtres, l’un des meilleurs et ceci est indécent ! Retire-toi, Hieronyma Pazzi. Si tu as une plainte à formuler, elle sera entendue mais plus tard ! On ne fait pas attendre un mort devant la maison de Dieu !

Mais Hieronyma savait bien que, parmi ces gens, il y en avait qui avaient jalousé et détesté Francesco Beltrami, que, d’autre part, en parlant de scandale elle éveillait bien des curiosités malsaines. De toute la force de sa voix, elle cria :

– Ce mort est de mon sang. Pourtant j’en appelle contre lui au jugement du peuple car il a usé de mensonge et de dissimulation ! Il ne mérite pas la pompe qui l’attend ici. Il a trahi Florence et avili la qualité de citoyen de notre république en faisant passer pour sa fille une créature née dans les circonstances les plus déshonorantes !

– Te tairas-tu ? gronda Lorenzo. Ta vertueuse indignation, qui me paraît un peu tardive puisque Fiora Beltrami n’était qu’un bébé quand Francesco l’a ramenée ici, ne viendrait-elle pas plutôt d’un vif désir de te faire attribuer un héritage intéressant ?

– Je n’ai découvert la supercherie que depuis peu et...

– Sornettes ! Nous savons tous que donna Fiora est née des amours de Francesco avec une noble dame française !

– Tu dis sornettes et moi je dis mensonge ! Mon cousin Beltrami a ramassé cette fille dans le sang de l’échafaud où venaient de périr son père et sa mère pour le double crime d’inceste et d’adultère !

Elle avait hurlé si fort que Lorenzo eut un mouvement de recul comme si le souffle de la femme eût été celui-là même de l’enfer. Le gonfalonier Petrucci en profita pour prendre la parole, conscient de l’imperceptible changement qui commençait à se produire dans la foule, cette foule florentine passionnée et versatile, capable sur un mouvement d’humeur d’envoyer à l’échafaud le soir celui-là même qu’elle idolâtrait le matin. C’étaient de ces courtes vagues rapides qui se lèvent soudain sur une mer calme, frissons qui annoncent la fièvre et qui présagent la tempête...

– Monna Hieronyma dit-il, les paroles que tu viens de prononcer sont bien graves et tu comprendras que la Seigneurie ne puisse les accepter sans preuves. Ces preuves, les as-tu ?

– Oui. J’ai reçu les confidences d’un homme qui était présent à Dijon, en Bourgogne, le jour de la double exécution, le jour où mon cousin a adopté cette... cette pourriture ! Il y a d’ailleurs, ici même, un autre témoin : cette femme, ajouta-t-elle en désignant Léonarde du doigt, qu’il a ramenée alors avec lui pour s’occuper de cet être que l’on aurait dû jeter à l’égout mais certes pas couvrir du beau nom de Florentine et qui est là, derrière le corps de mon malheureux cousin, se parant du nom de fille qu’elle n’a pu devoir qu’à une machination du diable...

Cette fois, la foule gronda. Hieronyma savait ce qu’elle faisait en évoquant les pratiques de la sorcellerie et, avec une joie mauvaise, sentit qu’elle était en train de gagner. Avec un peu de chance, la multitude allait prendre feu, se jeter sur cette Fiora qu’elle haïssait et qui, les mains sur son visage, s’efforçait de ne plus rien voir, pour la mettre en pièces... Mais Lorenzo, d’abord surpris, n’entendait pas se laisser ainsi mener par une femme hystérique ni dicter son devoir par un peuple qui reconnaissait son autorité parce qu’il le faisait riche. Enfin, il détestait depuis toujours les Pazzi dont il se méfiait comme de la peste.

– En voilà assez ! cria-t-il. J’ai déjà dit et je répète que cette scène devant une église est scandaleuse, que les funérailles d’un homme toujours respecté et admiré ne doivent pas servir de prétexte à règlement de comptes. Si Francesco Beltrami a, sur ce qui n’a pu être qu’un élan du cœur, manqué aux lois de notre cité, nous en jugerons par la suite... Pour le moment...

– Je te prie de m’excuser, coupa Petrucci, mais qu’entends-tu lorsque tu dis « par la suite » ?

– J’entends lorsque Francesco Beltrami reposera dans le tombeau qui l’attend.

– Tu acceptes donc qu’aussitôt après celle que nous appelions sa fille, la gouvernante et l’accusatrice ainsi que le témoin de celle-ci soient menés à la Seigneurie pour y être entendus et confrontés ?

Le Magnifique hésita. Son regard sombre parcourut le groupe de ses amis, de ses gardes puis passa sur toutes ces têtes, tous ces visages où. il pouvait lire la même attente. Il vit Fiora en larmes, soutenue par une Léonarde blême et par une Chiara Albizzi dont les yeux étincelaient de colère mais des cris fusaient d’un peu partout :

– Justice ! Il faut faire selon le droit ! – et même, hélas – A mort la sorcière !

Il comprit qu’il ne gagnerait rien à s’opposer à la demande du gonfalonier. Il savait trop qu’il devait son pouvoir à l’adhésion du plus grand nombre et qu’une affaire comme celle-là risquait d’être un excellent prétexte à une rébellion.

– Soit ! dit-il enfin. Il en sera fait selon le droit de notre cité.

– En ce cas, gardes de la Seigneurie, assurez-vous de ces femmes et menez-les au palais où elles attendront qu’il soit statué sur leur sort !

Comprenant alors qu’on allait lui voler le droit d’accompagner son père bien-aimé jusqu’au bout du chemin, Fiora se révolta :

– Je veux, cria-t-elle, assister aux funérailles de mon père ! Il était ce que j’avais de plus cher au monde..,

– S’il n’est pas ton père, ricana Petrucci, tu n’as rien à y faire !

– J’ai été légalement adoptée devant cette même Seigneurie.