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– Veillez sur ma maison et sur tous ceux qui y demeurent. Prenez soin de Khatoun. Elle n’a pas plus de forces qu’un petit chat...

Au-dehors, on retrouva la foule qui, par on ne sait trop quel mystère, savait déjà à quoi s’en tenir. Sa longue attente l’avait rendue plus houleuse encore que durant les funérailles de Beltrami et ce fut au milieu des quolibets, voire des injures que les deux femmes gagnèrent le couvent qui se trouvait non loin de la porte San Niccolo. Pas un visage ami ne se montra durant cette pénible marche, sinon, à l’angle de la loggia dei Priori, la longue silhouette de Démétrios Lascaris dont le regard accompagna Fiora tant que ce fut possible mais il ne fit pas un geste et la jeune femme, se souvenant de l’aide qu’il lui avait offerte quand elle n’en avait nul besoin, pensa que cet homme, pour étrange qu’il fût, était exactement comme les autres : soucieux avant tout de sa propre sécurité. D’ailleurs, en y réfléchissant bien, il n’avait vraiment aucune raison de s’intéresser à elle en particulier... Ce qui n’empêchait pas cette dernière défection de lui être pénible et, quand la lourde porte de Santa Lucia se ferma derrière elle, Fiora eut l’impression d’entendre retomber la pierre de son tombeau...

Assise sur son lit misérable, Fiora revivait sans cesse les heures de cette terrible journée. Elle se sentait lasse et moulue comme si on lui avait tapé dessus avec un bâton. Cette cellule représentait pour elle l’ultime déception car elle savait, pour y être venue en visite deux ou trois fois avec Chiara dont la prieure, Mère Maddalena degli Angeli était vaguement cousine, que les nonnes et les dames qui venaient faire retraite au couvent disposaient d’une chambrette austère sans doute mais d’une parfaite propreté. Ornée d’image saintes et ouvrant sur le cloître au centre duquel fleurissait un beau jardin. L’étroite fenêtre de son logis, à elle, encore rétrécie par deux barreaux en croix, donnait sur la cour de derrière où s’entassaient les détritus et où se trouvaient les latrines. L’odeur en était pénible et, prison pour prison, Fiora regretta qu’on ne l’eût pas enfermée plutôt dans un véritable cachot car cet endroit ignoble donnait la juste mesure de la considération qu’on lui portait.

Ses dernières illusions, si tant est qu’elle en eût encore, s’envolèrent quand, à la nuit tombante, une sœur converse dont la robe constellée de taches proclamait qu’elle travaillait à la cuisine, lui apporta un morceau de pain rassis, une cruche d’eau et une écuelle de soupe aux choux dans laquelle nageait un morceau de lard rance. Avec dégoût, Fiora repoussa l’écuelle :

– La cuisine du couvent n’a pas fait de progrès depuis ma dernière visite, persifla-t-elle. Je pensais avoir droit à un autre traitement ?

– Voyez-moi la mijaurée ! s’écria la sœur qui était une grosse fille rougeaude et moustachue. Notre mère est bien bonne de consentir à recevoir ici et à nourrir une fille du diable comme toi ! Tu devrais l’en remercier à genoux.

– Ah ! Parce qu’à présent je suis une fille du diable ? J’ai pourtant été baptisée. Et, il n’y a pas si longtemps, lorsque je venais ici, on ne ménageait ni les flatteries ni les douceurs à celle en qui l’on voyait la fille du très riche

Francesco Beltrami. Et maintenant je devrais remercier à genoux pour une soupe dont ne voudraient pas les cochons ? Va dire à la mère prieure que je désire lui parler !

– On ne parle pas comme ça à la mère prieure ! Elle est à la chapelle pour unir ses prières à celles de cette sainte dame que l’on nous a envoyée avec toi et qui va souffrir par ta faute.

Entendre traiter Hieronyma de sainte dame était vraiment un comble ! Fiora regarda la grosse religieuse avec un franc dégoût et haussa les épaules :

– N’ai-je pas le droit de prier, moi aussi ? Qu’on me mène à la chapelle !

– Les sorciers se prétendent toujours meilleurs chrétiens que les vrais. Nos sœurs ne veulent pas être souillées par ta présence et, si tu veux prier...

De son gros doigt tremblant de colère elle désigna la croix pendue au mur :

– Tu n’as qu’à prier ici ! Notre-Seigneur est partout mais, bien sûr, tes pareilles ne savent prier que sur des coussins de velours et en respirant le parfum de l’encens...

– Va-t’en ! jeta Fiora excédée. Et remporte cette ignoble soupe. Le pain et l’eau seront suffisants.

Avec un mauvais sourire, la sœur laissa tomber l’écuelle qui se brisa en éclaboussant le bas de la robe noire de Fiora :

– Je dirai que c’est toi qui as fait ça, fit-elle méchamment. J’espère qu’on te donnera le fouet !

– Je ne le conseille pas à tes sœurs sinon dans trois jours lorsque je serai en face de la Seigneurie, je dirai comment j’ai été traitée dans cette maison à laquelle j’ai été confiée. D’ailleurs, je le dirai de toute façon. Je dirai quelle différence on a fait entre moi et la femme qui a assassiné mon père. Je serais surprise que monseigneur Lorenzo en soit satisfait.

La sœur sortit en claquant la porte mais sans oublier de la refermer à double tour. Restée seule, Fiora alla s’asseoir sur son lit. Jamais elle ne s’était senti le cœur aussi lourd. Elle était résignée à mourir mais fallait-il vraiment que ses derniers jours se passent dans la laideur, la crasse et la mesquinerie ? N’était-il pas assez dur, déjà, de n’avoir plus d’espérance que dans la mort, alors qu’elle avait seulement dix-sept ans ?

Alors même qu’elle s’efforçait au détachement des biens de ce monde, la nature en elle demeurait vivace et réclamait son dû. Elle s’aperçut qu’elle avait faim, entama à belles dents le pain qui n’était pas trop dur et but quelques gorgées de l’eau qui était fraîche et pure. Elle se sentit un peu moins misérable mais elle avait froid. La fenêtre n’était qu’une ouverture dans le mur et aucun vitrage ne défendait la pièce contre la température extérieure. Or la pluie, qui avait débuté au moment de l’arrivée à Santa Lucia, tombait à présent par rafales rageuses, poussée par un vent violent venu du nord. Elle pénétrait dans ce qu’il fallait bien appeler une prison, agrandissant la flaque d’eau grasse laissée par l’écuelle brisée.

Fiora eut envie de ramasser les débris de terre cuite et de nourriture qui souillaient le sol pour les jeter par la fenêtre mais son orgueil la retint. Ce n’était pas à elle à faire ce travail de servante. Elle entendait protéger au moins sa dignité autant que faire se pourrait. Après l’ordalie, si elle survivait, il adviendrait d’elle ce qui plairait à une Providence qui ne semblait pas lui montrer beaucoup d’intérêt. Mais, ce dont elle était sûre, c’est qu’elle combattrait jusqu’à l’extrême limite de ses forces pour que justice lui soit rendue.

Isocrate avait écrit quelque part : « Il ne faut pas se décourager quand on doit s’exposer au danger pour une juste cause. » Se souvenir de cette phrase lui apporta un réconfort. Ses chers philosophes grecs savaient toujours ce qu’il fallait dire et ils correspondaient bien davantage à son tempérament combatif que les préceptes résignés de l’Évangile. Platon disait qu’il fallait fuir sans se retourner la compagnie des méchants alors que le Christ recommandait d’aimer son prochain comme soi-même. Or il était impossible à Fiora d’avoir pour Hieronyma des sentiments fraternels. Si elle devait mourir dans trois jours, elle mourrait en la haïssant et elle ne pourrait jamais lui pardonner, pas plus qu’elle ne pardonnerait aux persécuteurs de sa mère ou à l’homme qui, par dévouement pour son prince, lui avait fait à elle tant de mal.

Les douces notes de l’Angélus coulèrent sur cette âme révoltée sans lui apporter l’apaisement. Fiora n’avait même pas envie de prier mais, comme elle avait froid, elle s’enroula dans sa couverture et se coucha pour chercher le sommeil. Qui d’ailleurs ne la fit pas attendre tant son jeune corps épuisé réclamait le repos. Quelques instants après avoir fermé les yeux, Fiora s’endormait profondément.