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Impressionné sans doute par l’angoisse de ce qu’elle allait devoir subir bientôt, son esprit l’entraîna dans un mauvais rêve. Elle se vit debout, pieds nus et en chemise au bord d’un fleuve bouillonnant, sulfureux, qui n’avait que de lointaines ressemblances avec le flot familier. Sur l’autre rive, en face d’elle, Philippe de Selongey était debout ; il lui tendait les bras et l’appelait. Elle voulait s’élancer vers lui mais des liens la retenaient, toujours plus nombreux, toujours plus lourds, des liens que des mains cruelles accumulaient. Et Philippe appelait encore... Enfin, elle se sentit poussée violemment et l’eau l’engloutit ; elle réussit à remonter à la surface et le flot la porta mais, sur l’autre berge, Philippe à présent riait, riait des efforts inouïs qu’elle faisait pour le rejoindre. Elle le vit tendre la main vers une femme sans visage qui s’approchait de lui et que, dans son rêve, Fiora savait être très belle. A présent, ils riaient ensemble puis, se détournant, s’éloignèrent en se tenant enlacés. Fiora essaya de crier mais aucun son ne sortit de sa bouche que l’eau emplit...

Une secousse la réveilla. Encore haletante de son cauchemar, elle se dressa sur son séant et vit qu’une religieuse se tenait auprès de son lit et que le jour commençait à poindre. Cette fois, ce n’était plus une converse mais une religieuse de chœur dont la vêture impeccable habillait un corps long et mince. Dans l’ovale étroit laissé par la guimpe blanche, le visage sans âge ne manquait pas d’une certaine beauté due à la régularité des traits mais aucune douceur n’en atténuait la sévérité...

– Lève-toi ! ordonna la dominicaine, et suis-moi ! Machinalement, Fiora obéit et vit alors que la grosse sœur de la veille était agenouillée sur le carrelage et occupée à le nettoyer. Elle releva la tête quand Fiora passa auprès d’elle et cracha avec une telle expression de haine qu’un frisson courut le long du dos de la jeune femme.

– Où me conduis-tu ? demanda Fiora sans obtenir la moindre réponse. La haute silhouette blanche et noire marchait devant elle d’un pas si glissant qu’il n’imprimait qu’un léger mouvement à la robe et Fiora eut l’impression de suivre un fantôme. On traversa ainsi quelques couloirs, on longea la chapelle faiblement éclairée dans laquelle on pouvait entendre les voix accordées des nonnes chantant l’office de l’aube et l’on atteignit le cloître dont Fiora avait gardé le souvenir. Là, son guide ouvrit devant elle la porte d’une cellule qui se trouvait dans l’angle le plus éloigné de la chapelle :

– Pour t’éviter le péché de délation, notre révérende mère a décidé de te loger ici jusqu’au jour du jugement. Bien entendu, tu n’en sortiras pas mais tu trouveras sur la couche des habits propres pour remplacer ton vêtement sali...

– Tu remercieras pour moi la révérende mère, murmura Fiora qui ajouta : Puis-je espérer aussi pouvoir assister aux offices ?

– N’en demande pas trop ! aucune de nos sœurs ne souhaite t’approcher et je t’ai déjà dit que tu ne sortirais d’ici que pour l’ordalie. Repens-toi !

– De quoi ?

– Si tu ne le sais pas, Dieu le sait ! Mais je crois que tu n’en ignores rien. C’est un grave péché qu’accuser une innocente !

– Innocente ? Qu’en sais-tu ?

– Pauvre femme ! Il faut la voir prier, les bras en croix dans notre chapelle, avec des larmes et des supplications afin que la lumière touche enfin ton cœur endurci pour être sûre que son âme est toute pure...

– Parce qu’elle prie pour moi ? articula Fiora sidérée.

– Elle ne fait que cela. C’est pourquoi je dis : repens-toi !

Et sur cette dernière injonction, la religieuse sortit et referma la porte de cette nouvelle cellule aussi soigneusement que l’ancienne, laissant Fiora partagée entre la colère et l’écœurement. Elle n’avait jamais imaginé que l’hypocrisie de Hieronyma pût atteindre de tels sommets. Elle chercha autour d’elle quelque chose sur quoi passer sa fureur mais, s’il était plus confortable et surtout plus propre, ce nouveau logement était aussi dépouillé que le précédent.

Un lit, un vrai lit cette fois bien qu’il fût étroit comme une couchette, occupait, avec ses minces colonnettes à rideaux blancs l’un des côtés ; un lit sur lequel on avait déposé une robe et un voile blanc de novice. Il y avait deux escabeaux et un petit coffre sur lequel étaient placés une aiguière et une cuvette. Au-dessus du coffre une main inconnue, mais inspirée par l’œuvre de Fra Angelico chez les dominicains de San Marco, avait retracé, beaucoup plus laborieusement, la mort de sainte Lucie devant le préfet de Syracuse Paschasius. Debout auprès de la martyre agenouillée qui regardait le ciel en louchant affreusement, le bourreau l’égorgeait, faisant jaillir un flot de sang que le peintre avait enrichi d’or pour bien montrer à quel point il était précieux. Fiora savait que la vie de la sainte, partagée en une série de fresques, ornait certaines cellules des religieuses, les autres racontant la vie du Christ et celle de sainte Agathe sur le tombeau de laquelle Lucie avait été touchée par la grâce.

Poussée par la curiosité et sachant que les nonnes faisaient vœu de pauvreté, Fiora ôta les ustensiles de toilette et ouvrit le coffre mais le referma aussitôt avec un frisson de dégoût : il contenait, en effet, un martinet, une ceinture à pointes de fer et un cilice de crin destinés tous trois à la mortification du corps et au châtiment des pensées impures... Elle se demanda si toutes les cellules contenaient ce genre d’instruments et par quelle aberration des femmes qui se voulaient les épouses d’un Dieu de douceur, d’amour et de miséricorde en arrivaient à utiliser de tels moyens. Quelles amours blessées, quelles passions étouffées pouvaient recourir à la douleur physique pour en effacer le souvenir ? L’amour, tel qu’elle-même l’avait connu entre les bras de Philippe, laissait-il des traces si insupportables ou bien était-ce, au contraire, le regret, pour celles qui entraient vierges dans cette maison, de n’avoir jamais rien connu de semblable ?

Pour sa part, Fiora ne regrettait rien, et dût-elle survivre, elle savait qu’elle ne demanderait jamais à un fouet ou à un cilice d’essayer de lui arracher le souvenir des caresses qu’elle avait connues. Son étrange époux n’avait voulu qu’une nuit d’amour et il la lui avait donnée, inoubliable. Jamais Fiora ne chercherait à en effacer le souvenir, bien au contraire et si, à présent, elle souhaitait tirer vengeance c’était surtout des moyens employés pour obtenir cette même nuit... et la grosse somme en or qui en était le corollaire. C’était parce que Philippe n’avait pas hésité à éveiller l’amour d’une jeune fille en sachant fort bien qu’après l’avoir faite sienne il l’abandonnerait à tout jamais. Il avait fait les affaires de son maître en contentant son propre désir. Quant à cette fable qu’il voulût en mourir, la jeune femme n’y croyait pas. Le seigneur de Selongey aimait bien trop la vie pour songer à la perdre. Il faisait trop bien l’amour pour y renoncer à tout jamais... D’autres femmes recevraient ses baisers, ses caresses et, même si cette pensée lui faisait grincer des dents de rage impuissante, Fiora ne la repoussait pas. Philippe avait trop bien su manœuvrer l’habile commerçant qu’était Beltrami pour ne pas s’encombrer la conscience du souvenir d’un mariage, même déshonorant et qu’il renierait demain. Il était si facile d’oublier celle qu’avec tant de désinvolture il avait condamnée à se faner lentement sans époux, sans enfants, dans la vaine somptuosité d’un palais florentin. Le plus drôle serait qu’il ignorerait sans doute longtemps, sinon toujours, le destin tragique de l’éphémère comtesse de Selongey...