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Elle songea qu’il ne lui restait plus que deux jours et son cœur se serra en face du temps qui fuyait inexorablement. Son destin commencé dans une prison devait-il vraiment s’achever dans une autre prison ? Elle pensa à sa mère, à tout ce qu’elle avait enduré. Comme Marie avait dû souffrir, dans son corps et dans son cœur, durant les heures pénibles de l’accouchement, surveillée par des geôliers sans pitié avec l’idée affreuse que ce petit être sorti de sa chair, elle n’aurait pas le droit de le regarder vivre et que, certainement, il serait voué à la mort à brève échéance ! Des jours, des nuits d’agonie peut-être avec le glaive du bourreau pour seule espérance... Mais, au moins, elle était soutenue par son amour tout proche, un amour qu’à l’heure dernière elle avait pu prendre par la main tandis que celui de Fiora criait dans le désert... Comme tout eût été différent si Philippe l’avait aimée vraiment, aimée comme Jean – ce Jean en qui elle ne parvenait pas à voir un père – avait aimé Marie !

Un jour, l’étrange époux apprendrait que cette Fiora à laquelle il avait juré de l’aimer et de la défendre, de la garder en sa maison pour le meilleur et pour le pire, était morte misérablement. Lui donnerait-il seulement un regret, une larme ? Mais non, un Selongey ne devait pas savoir pleurer. Ce qu’il éprouverait serait plus certainement un grand soulagement. La honte n’existait plus, la souillure était effacée... Il pourrait joyeusement se tourner vers une autre femme... une femme qui peut-être occupait déjà sa vie et ses pensées ?

Fiora ne réussit pas à prier, ce soir-là. Dieu était trop loin, trop indifférent puisqu’il permettait que pèse sur une innocente le poids d’une malédiction imméritée. Quant aux représentants de sa gloire et de sa bonté qu’il avait mis sur le chemin de sa victime, il s’en fallait de beaucoup qu’ils eussent montré les doux visages du Crucifié et de Sa tendre Mère... Et ce fut en pleurant que Fiora s’endormit.

La journée du lendemain fut morne. Tôt le matin, une autre sœur converse vint enlever l’écuelle encore pleine et procéder à un rapide nettoyage de la cellule mais elle tint les yeux obstinément baissés durant tout le temps que dura son travail et ne répondit à aucune des paroles que Fiora lui adressa.

Personne ne reparut tant que dura le jour. Constatant qu’on ne lui apportait même pas à manger, Fiora pensa que l’on avait décidé de lui appliquer un sévère régime de pénitence, conséquence évidente de son attitude en face de l’espèce de tribunal que constituaient la veille la prieure et le moine espagnol. Elle s’y résigna, regrettant seulement, quand sonnerait l’heure de l’ordalie, d’affronter l’épreuve avec des forces diminuées.

Elle passa toute la journée pelotonnée sur son lit. Depuis le matin, une pluie fine tombait incessamment, noyant le jardin où il n’y avait plus d’oiseaux et Fiora sentait son cœur s’alourdir à mesure que passait le temps.

A sa grande surprise, la même sœur que le matin revint à la nuit tombante avec du pain, de l’eau et une grande écuelle de soupe épaisse qui sentait bon les légumes frais. Et à sa plus grande surprise encore, on lui parla.

– C’est chaud, dit la converse. Dépêche-toi de manger !

Le ton était presque amical et Fiora sentit son cœur se réchauffer. C’était bien la première créature qui, dans cette maison, s’adressait à elle comme à un être humain.

« Merci », dit-elle avec un sourire qu’on n’alla tout de même pas jusqu’à lui rendre. Mais c’était sans importance. Avec l’appétit de son âge elle attaqua la soupe qui lui parut succulente bien qu’elle eût un goût un peu inhabituel difficile à déterminer. Elle n’eut d’ailleurs pas tellement le temps de se poser de questions à ce sujet car, la dernière cuillerée avalée, l’écuelle s’échappa de ses mains. Ses yeux se fermèrent et Fiora tomba dans un profond sommeil...

CHAPITRE VIII

LA VIRAGO

Fiora ouvrit les yeux sur un décor si étranger à celui où elle s’était endormie qu’elle les referma aussitôt en pensant qu’elle était encore en train de rêver mais sa tête lourde et douloureuse, sa bouche sèche et une pénible sensation de nausée la rappelèrent à une pesante réalité. A nouveau elle souleva ses paupières puis essaya de se redresser mais l’élancement soudain qui lui vrilla la tête l’obligea à se recoucher avec un gémissement. Immobile, alors, elle contempla sans rien y comprendre, le cadre invraisemblable au milieu duquel elle se trouvait.

Cela ressemblait à une étuve car il y avait un grand baquet de bois posé sur un sol dallé et creusé d’une rigole d’évacuation des eaux qui aboutissait à un trou percé dans la muraille. Il y avait aussi un brasero, éteint d’ailleurs, mais dont les fumées avaient noirci le plafond grossièrement crépi. Cela ressemblait à une prison car un soupirail l’éclairait de haut et mal, enfin cela ressemblait finalement à une chambre car le lit dans lequel Fiora était couchée, assez grand pour accueillir trois ou quatre personnes, était confortable. Les draps et couvertures étaient propres mais les rideaux qui l’enveloppaient faits d’un tissu à grands ramages criards, rouges et jaunes, passablement effilochés, montraient cependant ici et là des fils brillants, signes d’un passé plus fastueux. Sur un gros coffre vert à la peinture écaillée, un chandelier de fer, alourdi de coulures de cire, supportait six chandelles allumées éclairant le mur en face duquel le lit était placé. Or, ce mur était peint...

Grossièrement sans doute, car il n’avait pas la patte des jeunes génies qui faisaient l’orgueil de Florence mais par contre un grand sens du réalisme et une véritable débauche de couleurs, le peintre inconnu avait étalé sur le mur les amours d’une nymphe dodue et d’un satyre membru. Épouvantée, Fiora devint pourpre et ferma les yeux en les plissant très fort pour ne plus voir la vilaine image.

– Si tu prétends faire semblant de dormir, fit une voix de rogomme, c’est pas la bonne manière !

Rouvrant les yeux avec précaution, Fiora ne vit plus la peinture. Elle était remplacée par une sorte de monstre ; une créature taillée comme un lansquenet dont elle avait la voix râpeuse, avec des mains comme des battoirs à linge, des épaules de portefaix et des bras bosselés de muscles. De la position allongée où se trouvait Fiora, elle apparaissait immense et presque aussi large que haute. Néanmoins il fallait bien se rendre à l’évidence : la créature était une femme ! L’attestaient les seins qui pointaient comme des caronades sous la soie vert cru de la robe et les longs cheveux roux crespelés qui encadraient un visage aux dimensions du reste mais qui, peut-être, n’eût pas été sans beauté s’il avait été débarrassé de sa couche de peinture et si les yeux avaient été plus grands ; ils ressemblaient en effet à deux cailloux verts dont ils avaient à peu près la tendresse. Une profusion de bijoux clinquants achevait le personnage et scintillait à chacun de ses mouvements.

– Je ne fais pas semblant de dormir, dit Fiora, mais je voudrais savoir où je suis.

– Ça, c’est pas difficile : t’es chez moi.

– Où cela, chez toi ? Et qui es-tu ?

La femme s’appuya aux colonnes du lit qui trembla sous le choc, procurant à Fiora un nouvel élancement douloureux.

– Où c’est chez moi, t’as pas besoin de le savoir ! Quant à moi, on m’appelle Pippa, la grande Pippa ou encore la Virago. Comme on fréquente pas le même monde ça ne doit pas te dire grand-chose.

– Non... rien du tout. Mais comment suis-je venue ici ? Je me suis endormie hier soir au couvent.

– Pas hier soir : avant-hier soir. J’ai cru que tu te réveillerais jamais... M’est avis qu’ les nonnes ont eu la main trop lourde avec leur drogue...