Après le bain dans lequel Khatoun la remplaça après avoir reçu l’ordre de se débrouiller toute seule, Pippa enveloppa Fiora dans un drap et l’installa le dos au brasero pour faire sécher ses cheveux :
– J’reviendrai t’masser et t’parfumer tout à l’heure ! déclara-elle en quittant la chambre à la grande satisfaction de Fiora qui se rapprocha aussitôt de Khatoun occupée à se savonner avec un soin maniaque.
– Je ne te remercierai jamais assez pour ce que tu as fait, lui dit-elle. Peux-tu me dire, à présent, où nous sommes ?
– Dans le quartier San Spirito, outre Arno. La maison est derrière celle d’un marchand de chandelles vers le milieu d’une petite rue qui débouche en face du grand palais inachevé...
– Le palais des Pitti ? Celui dont ils ont dû abandonner la construction ?
– C’est ça. On entre ici par un long couloir et il n’y a aucune fenêtre donnant sur la ruelle. Il y a une lanterne rouge au-dessus de la porte.
– Autrement dit, ça ne va pas être facile d’en sortir, sinon impossible, Qui viendrait nous chercher ici ?
– Il y a tout de même quelqu’un qui sait... Khatoun baissa la voix de plusieurs tons et agita l’eau du bain pour mieux la couvrir. C’est un vieux mendiant que j’ai rencontré près du couvent. Il a été très bon, très généreux. La femme avait raison : c’est défendu de mendier sans la permission des autres mais lui m’a permis. Il m’avait prise un peu sous sa protection et il était avec moi quand les hommes t’ont apportée ici...
– Tu lui avais dit pourquoi tu t’étais installée près de Santa Lucia ?
– Oui.
– Et il t’a aidée tout de même ?
– Oui mais ensuite il m’a conseillé de rentrer à la maison. Je n’ai pas voulu. Alors, il a disparu en me disant que si je restais là je me ferais prendre...
Tristement, Fiora retourna prendre sa place auprès du feu. Le mince espoir qu’elle avait conçu s’évanouissait comme le mendiant dans la nuit. Il avait eu pitié de Khatoun et c’était tout ! Fonder quelque espérance sur l’intérêt d’un être aussi dépourvu qu’un mendiant relevait de la pure folie. Il faudrait essayer de trouver autre chose. Mais quoi ?
Quand Pippa revint, elle lava les cheveux de Khatoun et la fit sortir de l’eau, ôta la bonde du baquet pour le vider puis revenant à Fiora, la fit étendre sur le lit pour oindre son corps d’une huile parfumée tandis que Khatoun se séchait à son tour. Le nez froncé, Fiora renifla l’odeur qui s’échappait des mains de la Virago.
– Qu’est-ce que ce parfum ? Celui que j’employais était fait d’iris, de verveine et d’un peu de jasmin.
– Ça sent sûrement très bon mais ça ne doit pas valoir grand-chose pour l’amour. Ça, c’est du nard et ça coûte assez cher pour qu’tu fasses pas la grimace. Si tu sais t’en servir, ça rend les hommes fous...
Brusquement, Fiora saisit la main que Pippa approchait de son ventre.
– C’est toujours... pour ce soir ?
– Qu’j’attends celui qui t’veut ? C’est oui mais ne m’demande pas son nom : j’te l’dirai pas. Tu verras bien...
– Et elle, dit Fiora en désignant du menton son ancienne esclave. Vas-tu vraiment la jeter, dans l’enfer que j’ai entendu cette nuit, à des ivrognes, à des brutes ?
– T’inquiète pas ! J’vais la donner à quelqu’un qui saura apprécier. Ça vaut cher une p’tite chose comme elle et on peut en tirer pas mal d’argent. En plus, elle aime l’amour...
– Tu n’as pas peur qu’on la reconnaisse et que, par elle, on remonte à moi ? Les esclaves tartares sont assez rares pour que la mienne soit connue. Laisse-la auprès de moi. Tu l’emmèneras à Rome avec moi. Le cardinal Borgia sera sûrement assez riche pour l’acheter ou bien moi je te la paierai quand j’aurai gagné beaucoup d’or...
Il en coûtait à Fiora de parler ce langage de courtisane mais pour sauver Khatoun d’un sort affreux, elle eût marchandé avec le diable en personne.
– Elle peut pas rester avec toi c’soir, répondit Pippa en malaxant énergiquement les épaules et la poitrine de sa pensionnaire. Et puis elle pass’ra peut-être une bonne soirée. L’client à qui j’vais la donner est un seigneur pour la générosité et il est pas d’ici. Donc rien à craindre...
Fiora comprit qu’il n’y avait rien à faire et se tut, laissant Pippa poursuivre son massage. A présent son corps embaumait comme la boutique de Landucci quand il recevait un chargement de parfums. Au bout d’un moment, elle demanda avec amertume :
– Et moi, dois-je m’attendre à ce que tu appelles une bonne soirée ?
Pippa s’arrêta. Essuyant machinalement ses mains à son vêtement, elle soupira :
– Non. Tu m’as l’air d’une fille assez courageuse pour que j’te dise la vérité et puis vaut toujours mieux être prévenue. T’auras un mauvais moment à passer parce que... parce qu’il est à moitié fou. Mais j’serai là... ou tout au moins pas loin pour éviter l’pire. Quant à toi t’auras qu’à penser à c’que j’tai promis... à ta fortune future !
L’or semblait décidément représenter pour cette femme le bien suprême, le but à atteindre, et Fiora qui, un instant, avait pensé qu’il serait peut-être possible d’attendrir son cœur, y renonça. On avait payé Pippa pour accomplir sa vilaine besogne et, si elle traitait sa prisonnière avec une certaine douceur, c’était uniquement parce qu’en la voyant, elle avait découvert qu’avec des ménagements elle pouvait en tirer beaucoup plus d’or qu’elle ne l’avait cru.
La journée s’étira occupée par les soins que Pippa ne cessait de prodiguer, un repas léger et quelques heures de repos. Quand vint la nuit, la Virago vint habiller – à peine – Fiora d’une ample tunique de mousseline blanche parfaitement transparente et piqua dans ses cheveux des brins de jasmin et quelques boutons d’oranger. Khatoun, vêtue d’une robe de soie rouge qui lui laissait les seins libres, des sequins dans les cheveux, avait disparu...
– T’as presque l’air d’une mariée ! dit Pippa en contemplant son œuvre. Ça va lui plaire. C’t’un gars qu’aime surtout les pucelles. C’est son plaisir d’les ouvrir et j’lui en ai déjà procuré quéqu’s’unes. Y s’en désintéresse assez vite après mais toi c’est pas pareil : t’es tellement belle !
Fiora faillit dire qu’elle n’était plus vierge mais pensa que cela ne la sauverait pas. Si cet homme s’était donné tant de mal pour l’avoir c’est qu’il tenait à elle pour une raison ou pour une autre. Elle avait vainement cherché à imaginer qui pouvait être cet inconnu. Tout ce qu’elle espérait à présent, c’était qu’il fût un être, brutal sans doute, mais peut-être accessible à certains sentiments humains et, s’efforçant de raffermir son courage, elle attendit, à demi étendue sur le lit ouvert dans la lumière douce des chandelles qui faisait briller ses cheveux et caressait le velours de sa peau.
Mais, quand la porte s’ouvrit sous la main de Pippa pour livrer passage au « client », Fiora poussa un cri d’horreur et sautant à bas du lit, se réfugia dans les rideaux qu’elle serra autour d’elle : celui qui entrait c’était Pietro Pazzi, le bossu, le boiteux, l’affreuse créature à laquelle Hieronyma avait donné le jour, le garçon qu’elle prétendait lui offrir pour époux...
Il n’avait que vingt ans mais, en réalité, il était sans âge car les griffes du vice avaient déjà marqué son visage au teint blême. Il avait un long nez aplati du bout, le cheveu rare et plat, de grandes oreilles, le menton en galoche, de petits yeux noirs dont l’un se fermait par instants quand un tic habituel lui remontait un côté du visage. Seules ses dents, très blanches, possédaient quelque beauté.