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Philippe de Commynes décroisa ses longues jambes et, s’accoudant aux bras de son siège, joignit les doigts de ses deux mains, traçant dans l’espace une sorte de pyramide à laquelle il appuya son nez, comme quelqu’un qui réfléchit profondément.

– Je n’en sais rien, soupira-t-il enfin.

Son regard bleu, cherchant celui de Fiora de l’autre côté de la table, semblait solliciter le pardon, mais la jeune femme n’était pas dupe de cette candeur diplomatique. En fait, Commynes essayait de retarder une colère qu’il sentait venir.

– C’est impossible ! dit-elle froidement. Comment pourriez-vous ne pas le savoir, vous qui savez toujours tout !

– Ne me faites pas plus habile que je ne le suis, mon amie, ni mieux renseigné. Et souvenez-vous que j’ai été exilé plusieurs mois. Tout ce que je peux vous dire, c’est ce que le roi m’a chargé de vous apprendre : votre époux a reçu sa grâce au moment où il allait mourir.

Démétrios quitta la table pour aller prendre sur un dressoir un flacon de malvoisie dont il emplit une grande coupe avant de la tendre à leur hôte :

– Un point, c’est tout. Dit-il avec un demi-sourire.

– Voulez-vous dire par là qu’une fois descendu de l’échafaud, on l’a simplement prié d’aller se faire pendre ailleurs et laissé se perdre dans la foule ? Cela ne ressemble guère au roi Louis.

– Non. Bien sûr que non. Il a été ramené à la prison de Dijon puis, de là, transféré ailleurs. Mais ne me demandez pas où, car je l’ignore. Notre sire se réserve de vous le dire lui-même quand vous vous reverrez. Car, bien sûr, il vous attend.

Un chaud sourire illumina le fin visage de la jeune femme. C’en était bien fini de ses hésitations et de ses atermoiements. Une haute volonté décidait pour elle et l’appelait vers ce qui ne pouvait être qu’un grand bonheur retrouvé.

– Ce sera un plaisir de faire route avec vous. J’aime beaucoup votre conversation.

Douglas Mortimer, qui pillait à la fois un panier d’amandes, une jatte de miel et une coupe de raisins secs, se mit à rire :

– Il faudra vous contenter de la mienne, donna Fiora. C’est moi qui suis chargé de vous ramener. Et je ne suis même là que pour cela. Messire de Commynes continue jusqu’à Rome.

– A Rome ! Qu’allez-vous faire là-bas ? ... Si je ne suis pas indiscrète, bien sûr.

– Du tout. Il faut simplement comprendre. Vous trouver ici a été pour moi une grande joie et un grand soulagement car ma mission s’en trouve simplifiée. J’avais l’ordre, en effet, de vous chercher à Rome et de vous embarquer sur le premier bateau en partance de Civita Vecchia, à quelque prix que ce fût. C’est ce qui explique la présence de l’espèce d’armée que l’on m’a adjointe.

– Voulez-vous dire, fit Démétrios, que vous alliez sommer le pape de vous remettre Fiora ?

– Exactement. Le roi n’aime pas que ses envoyés disparaissent sans laisser de traces ou soient victimes d’un climat malsain. De ce côté-là, tout est bien qui finit bien, mais je n’en ai pas encore terminé avec Sa Sainteté.

– Le roi de France offrirait-il ses bons offices pour apaiser le conflit entre Rome et Florence ? ne put s’empêcher de demander Démétrios que les jeux de la politique passionnaient depuis qu’il avait vécu auprès de Louis XI.

– En aucune façon. Mon ambassade en Italie présente un double aspect politique : assurer Florence du soutien et de l’aide de la France, et faire entendre au pape le courroux de son roi. J’ai, pour celui-ci, une lettre qui devrait le ramener à une plus saine compréhension des choses. Le roi lui explique que, devant son attitude, il se propose de réunir le mois prochain, à Orléans, l’Eglise du royaume, pour rétablir la Pragmatique Sanction[iv] jadis décidée à Bourges sous le règne de Charles VII et réclamer la réunion d’un concile général auquel il pourrait bien demander la destitution de Sixte IV. Enfin, le roi souhaite que, dans sa haine pour Florence, le pape n’oublie pas le Turc ! Le danger grandit de ce côté !

Démétrios fit entendre un léger sifflement :

– Eh bien ! J’espère que vous en sortirez vivant ?

– Je ne m’inquiète nullement. S’il m’arrivait malheur, notre sire entend ressusciter ce vieux droit d’héritage au royaume de Naples et envoyer une armée pour l’enlever aux Aragon. Une armée qui, bien sûr, passerait par Rome.

– Pour un souverain qui n’aime pas la guerre, dit Fiora, on dirait qu’il cherche à mettre les bouchées doubles ?

– Il ne s’agit que d’une menace, Madonna. Le roi est trop sage pour vouloir courir l’aventure et l’Italie ne l’intéresse qu’en fonction de ses bonnes relations avec Florence et Venise. L’important pour lui, dans l’immédiat, est de savoir si la Seigneurie et le peuple... et le clergé florentin sont décidés à se grouper autour de Monseigneur Lorenzo pour affronter les épreuves que leur prépare Sixte.

– Les Florentins ne sont pas des lâches, s’écria Fiora d’une voix où vibrait tout l’amour qu’elle portait en elle depuis l’enfance. L’excommunication de Lorenzo et des prieurs a seulement augmenté leur indignation. Quant à la guerre, chacun ici sait qu’elle va venir et s’y prépare. Ne vous laissez pas aveugler par la gaieté de nos fêtes.

– La guerre, oui... mais l’interdit[v] ?

– Le pape n’irait pas jusque-là ? fit Démétrios.

– Nos espions à Rome prétendent qu’il y pense sérieusement. Dites-vous bien que cet homme, vraiment pieux cependant, est prêt à tout pour faire plier Florence, abattre les Médicis et asseoir la fortune et la puissance de ses neveux. Que va faire la ville, dans ce cas ? Se soumettre ?

– Sûrement pas ! dit Démétrios. Une cité toute empreinte de philosophie grecque ne saurait plier devant les foudres archaïques des siècles barbares. Et je peux même vous prédire ce qui se passera si le clergé met à exécution les ordres du pape : elle le chassera, le jettera hors de ses remparts comme autant de bouches inutiles. Elle soignera ses malades et enterrera ses morts. De toute façon, je serais fort surpris que l’archevêque obéisse...

– Il y a plaisir à parler avec vous, Démétrios ! fit Commynes en riant. Tout se tient, en effet, et l’archevêque va mettre ses espoirs dans ce concile que le roi de France appelle de ses vœux. Je crois que cette guerre, si vraiment elle éclate, ne durera pas très longtemps et que Monseigneur Lorenzo, prince sage et habile s’il en fut, a devant lui de longues années de paix... mais assez parlé politique ! C’est d’un goût déplorable après un repas aussi délicieux.

– De quoi voulez-vous parler, alors, dit Fiora avec un sourire. La politique dévore les trois quarts de votre vie.

– Parlons de la vôtre et de votre avenir. Je vous ai dit tout à l’heure qu’à la maison aux pervenches tout va aussi bien que possible en votre absence et que l’on vous y attend anxieusement. Je suppose que vous avez hâte d’y retourner ?

– Grand-hâte ! J’ai tant pensé à eux durant tous ces mois. Mon fils ne me connaît même pas puisque j’ai été enlevée peu après sa naissance. Je ne lui plairai peut-être pas !

– Il aurait bien mauvais goût, soupira Mortimer qui avait trop mangé et qui, abandonnant la table, se mit à marcher à travers la grande salle fraîche. Mais je ne suis pas inquiet de ce côté-là et vous, vous en serez folle : c’est un beau petit bonhomme que le roi lui-même prend plaisir à venir voir. Il s’arrête souvent au manoir en revenant de la chasse.

– C’est vrai ? Il vient voir mon petit Philippe ?

– Eh oui ! Vous savez quel souci il éprouve pour tout ce qui touche à Monseigneur le Dauphin, lequel est de faible constitution et de petite santé ? Alors, ce petit garçon sans père ni mère l’émeut profondément. Il joue un peu au grand-père avec lui

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iv

Première manifestation du gallicanisme, la Pragmatique Sanction libérait, en quelque sorte, l’Église de France de la tutelle temporelle de Rome qui n’avait plus le droit de nommer évêques ni abbés ni surtout d’en percevoir les bénéfices. Louis XI l’avait abolie au début de son règne.

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v

Du fait de la place que l’Église tenait au Moyen Age, l’interdit représentait la mort spirituelle d’un État et, souvent, une véritable catastrophe : églises fermées, cloches muettes, plus de sacrements, plus de mariages, plus de funérailles (les morts n’étaient plus ensevelis), plus de soins aux malades, les hospices étant toujours sous contrôle religieux.