– Qui pourrait le croire si délicat et si attentif ? murmura Fiora émue. Je ne suis pas certaine de mériter tant de bonté, mais je serai heureuse de le revoir, lui aussi...
– Parfait ! Alors, quand partons-nous ? conclut joyeusement l’Ecossais.
On décida que le départ aurait lieu la semaine suivante pour laisser à Fiora le temps de mettre ses affaires en ordre et de prendre congé... ce qui ne pouvait se faire avec une précipitation offensante pour le Magnifique. Elle et Commynes quitteraient ainsi Florence le même jour, dans des directions différentes, lui pour y revenir car le roi désirait qu’il demeurât aux côtés des Médicis pendant les mois difficiles qui s’annonçaient, elle... sans trop savoir si elle reviendrait un jour, car la décision en appartiendrait à Philippe.
Ses hôtes redescendus en ville, Fiora prit Démétrios par le bras et l’entraîna au jardin. En ce début d’été, il se trouvait dans la plénitude de son épanouissement et, à caresser des yeux les touffes de roses et les grands bouquets de lauriers chargés de fleurs, la jeune femme sentait son cœur se serrer un peu. Cet endroit prenait soudain, comme la maison elle-même, l’aspect fragile et menacé des choses que l’on va quitter. Voyant une larme perler à ses cils, Démétrios qui l’observait sans en avoir l’air serra plus fort le bras posé sur le sien :
– Tu regrettes de partir ?
– Un peu, oui... Pourtant, tu n’imagines pas quelle hâte j’ai de rejoindre Philippe. Nous avons tant de bonheur gaspillé stupidement à rattraper. Il m’est de plus en plus difficile de me comprendre moi-même... C’est comme si deux femmes vivaient en moi...
– Ce n’est pas « comme si ». C’est tout à fait certain. Tu tiens à Florence par les racines d’une enfance et d’une adolescence heureuses et tu tiens à ton époux par l’émerveillement d’un amour passionné. Et si tu souffres de t’en aller, c’est que tu redoutes un peu ce qui t’attend là-bas. N’ai-je pas raison ?
– Tu as toujours raison. Nous nous connaissons si peu, Philippe et moi, et nous savons si bien nous faire souffrir !
– Veux-tu dire que, s’il n’y avait pas ton fils, tu hésiterais à repartir ?
– Non, non, pas un instant ! Ma vie, c’est Philippe et, quelles que puissent être les épreuves à venir, je ne renoncerai jamais à lui.
Les pas des deux promeneurs les avaient conduits au bas du jardin, près de la grotte que Démétrios désigna du menton :
– Et... celui-là ?
– Il m’oubliera. D’autant plus vite qu’il va devoir défendre sa ville. En outre, elles sont nombreuses, les Florentines qui rêvent de lui. Bartolommea dei Nasi... et combien d’autres ?
– Tu as peut-être raison. Mais toi, est-ce que tu l’oublieras ?
– Jamais... et pourtant, je l’oublie déjà.
– Voilà une réponse intéressante, mais peut-être un peu difficile à comprendre ! Même pour un homme qui croyait connaître les femmes !
– Sans doute parce que c’est difficile à expliquer. Lorenzo m’a permis de moins souffrir d’une blessure que je croyais inguérissable et qui l’était. Simplement, il m’a rendu la chaleur et le goût de la vie, de même que je l’ai aidé à calmer la souffrance causée par la mort de son frère.
– Et... s’il souhaitait te garder envers et contre tout ?
– Tu veux dire... de force ?
– Pourquoi pas ?
– Non. Pas lui. Tu sais qu’il aime à dire qu’il faut se hâter d’être heureux, car nul n’est sûr du lendemain. Il sait prendre l’instant et en jouir intensément. Mais je suis certaine qu’il a compris que... le lendemain est arrivé.
Démétrios ne répondit pas. Pendant un moment, lui et Fiora cheminèrent en silence jusqu’au champ d’oliviers qui s’étendait au bas du jardin et marquait sa limite. Ils marchèrent un instant sous le feuillage argenté, puis le Grec s’arrêta près d’un tronc noueux, cassa une petite branche où pendait un fruit vert et la considéra un instant avant de la tendre à la jeune femme :
– Garde ce rameau précieusement : il te fera souvenir de moi.
– Est-ce que... tu vas me laisser partir seule ? fit-elle, soudain peinée. J’espérais que toi et Esteban reviendriez en France ?
– Non, Fiora. C’en est fini pour moi des errances. Je suis trop vieux à présent et si tu veux me permettre de continuer à vivre dans cette maison avec mon fidèle Esteban, je n’en demanderai pas davantage à l’existence. Et puis... je ne suis pas certain que dame Léonarde soit disposée à tuer le veau gras en mon honneur.
– Elle sera tellement heureuse de me revoir qu’elle t’accueillera à bras ouverts. Je crois qu’elle t’aimait bien, au fond.
– Perds donc cette habitude de prêter aux gens les sentiments que tu éprouves ! Léonarde ne m’a jamais aimé, et même elle me redoutait. Non sans raison peut-être, mais là n’est pas la question. Je veux rester ici car ce beau pays est celui qui ressemble le plus au mien... et j’y ai enfin trouvé la paix.
Du bout du doigt, Fiora caressa la petite branche, puis elle sourit :
– Cette paix dont tu viens de m’offrir le symbole ?
– Oui, et c’est plus sérieux que tu ne le crois. Veux-tu me faire une promesse, Fiora ?
– Si tu y tiens.
– J’y tiens beaucoup. D’abord, tu ne diras pas à Lorenzo ce que tu m’as confié. Il t’aime peut-être plus que tu ne le crois et, de toute façon, il a trop d’orgueil pour accepter de n’être qu’un pis-aller.
– Je n’ai jamais rien dit de tel ! s’écria Fiora indignée.
– Peut-être, mais c’est, en gros, le sens de tes paroles. En outre...
– C’est une double promesse alors ?
– Pas vraiment, les deux se résument en une seule : le silence. Tu ne diras jamais à Philippe de Selongey que Médicis a été ton amant. C’est ta vie plus encore que ta paix que je veux préserver. Il serait capable de te tuer.
– N’a-t-il pas pardonné Campobasso ?
– Je me méfie de ces pardons-là et je ne jurerais pas qu’il ne t’en reparlera plus. Alors, je t’en prie, pas de ces confidences imprudentes que l’on fait sur l’oreiller et dont vous avez la manie, vous les femmes ! Je connais bien ton époux : il t’aime passionnément. Il a pu passer l’éponge sur... les hasards de la guerre, mais il ne pardonnerait pas à la mère de son fils de s’être consolée dans les bras du Magnifique. Même si elle se croyait sa veuve. J’ai ta promesse ?
– Tu les as toutes les deux. Tu es plus sage que moi.
– Un mot encore : es-tu certaine de ne pas être enceinte ?
Fiora devint aussi verte que la brindille qu’elle venait de glisser dans son corsage. Pas un instant elle n’avait imaginé au cours des heures ardentes vécues avec son amant que cela pût lui arriver...
– Je... je ne crois pas. Non.
– Il suffit de voir ta tête pour comprendre que tu n’en es pas sûre. Alors écoute-moi bien : tout à l’heure, je te remettrai une potion. Au moindre signe de grossesse, tu en avaleras le contenu d’un seul coup avec un peu de miel. Tu seras malade à mourir pendant deux jours, mais ensuite tu pourras sans crainte affronter le regard de ton époux !
– Est-ce que... ce ne serait pas un crime ?
Du haut de sa taille, le Grec considéra la jeune femme dont les admirables yeux gris se levaient sur lui, chargés d’incertitude, de crainte même. Jamais elle n’avait été aussi belle. Simplement vêtue de fine toile blanche brodée de fleurettes à cause de la chaleur, ses cheveux relevés et tressés en une lourde natte qui glissait le long de son épaule, elle était l’image même du printemps. Son visage, dont elle protégeait la pâleur à peine rosée à l’aide d’un parasol de soie, avait la délicatesse d’une fleur de camélia et son long cou flexible une grâce infinie. Par le repos, les soins et la passion attentive de Lorenzo le corps mince et nerveux semblait s’être poli, adouci, et dégageait cette involontaire sensualité qui, jointe à une exceptionnelle beauté, compose ces femmes rares capables de changer la face d’un royaume. Et Démétrios pensa que le Magnifique, dont rêvaient tant de belles créatures, aurait peut-être quelque peine à oublier celle-là. Il devait d’ailleurs en avoir plus tard confirmation, au cours de ses nombreuses conversations avec Lorenzo.