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– Posséder Fiora, c’est posséder toute la beauté du monde. Les anciens Grecs en auraient fait une statue divine, mais il faut l’avoir tenue dans ses bras pour savoir quel doux éclat elle atteint dans l’amour, et aucune femme ne m’a donné ce que j’ai reçu d’elle...

Le silence de son ami inquiéta la jeune femme :

– Eh bien ? Tu ne me réponds pas ? N’est-ce pas un crime contre la nature que chasser un enfant de son corps ?

– Si. C’en est un, mais celui qui, par jalousie, te tuerait, en commettrait un bien plus affreux encore... et me briserait le cœur. Alors, garde pour toi ce que ton mari n’a aucun besoin de savoir.

En remontant vers une terrasse que bornait le mur d’enceinte de la villa, Démétrios et Fiora trouvèrent Carlo fort occupé à installer des ruches avec l’aide du jardinier. Le jeune homme aimait les abeilles et s’intéressait depuis toujours à leur vie et à leur élevage. Il aimait à répéter que celles de Trespiano donnaient un miel sans rival dans toute la Toscane. En sarrau de toile et en sabots, les manches retroussées, les cheveux en désordre et le visage rouge, il achevait le quatrième logis destiné aux abeilles et semblait pleinement heureux.

Aucune force humaine n’avait pu le convaincre de prendre part au déjeuner que Fiora avait offert à ses amis Commynes et Mortimer :

– Il me suffit que l’Écossais sache à quoi je ressemble, avait-il dit à Fiora en manière d’excuse. Je ne veux pas que l’ambassadeur me voie auprès de vous. J’en serais... très malheureux.

– Pourquoi ? Notre mariage est nul, vous le savez à présent, mais nous restons unis par une véritable affection. Je n’ai jamais eu de frère, Carlo, il faut que vous acceptiez ce rôle !

– Qu’ai-je fait, mon Dieu, pour mériter cette joie ? Jamais femme n’aura eu frère plus tendrement attaché. Mais ne me demandez pas de paraître à ce repas.

Voyant approcher les promeneurs, il repoussa du bras les mèches humides qui collaient à son front et leur fit un signe joyeux. Depuis qu’il avait retrouvé la vie campagnarde, Carlo semblait moins malingre et sa longue figure pâle prenait peu à peu les couleurs de la santé.

– Tu ne peux pas l’emmener en France, n’est-ce pas ? murmura le Grec.

– Ce serait pourtant la meilleure solution. N’oublie pas qu’il passe pour mort...

– Personne ne viendra le chercher ici tant que. Lorenzo et moi-même vivrons. Là-bas, il serait comme un poisson hors de l’eau. La nature de ce pays peut seule lui donner les joies simples dont il a besoin. En outre, il possède une grande soif de culture et je crois être capable d’étancher en partie cette soif.

– Autrement dit, entre lui et moi, c’est lui que tu as choisi ? conclut Fiora en souriant. Je vais être jalouse.

– Autant que tu voudras : j’en serais immensément flatté. Mais, sérieusement, il vaut mieux que nous restions ici lui, Esteban et moi. Même pour toi, car vois-tu, nul ne peut dire – pas même moi – ce qui t’attend là-bas. Peut-être un grand bonheur et je le souhaite de tout mon cœur, peut-être d’autres épreuves car les temps que nous vivons sont sans pitié. Il est bon que tu saches que tu as ici ta maison et ses gardiens : une espèce de famille toujours prête à t’accueillir... A présent, allons voir où en est le travail de Carlo !

Soudain, de la ville si paisible l’instant précédent, monta le tintement frénétique du tocsin sonné par la Vacca, la grosse cloche des heures difficiles, aussitôt repris par les campaniles de toutes les églises. Puis vint cet espèce de rugissement assourdi par la distance, mais que Fiora et Démétrios n’oublieraient jamais pour l’avoir entendu certaine nuit où Florence se soulevait pour obtenir leur mise à mort. En dépit du doux soleil et de la grâce de l’immense paysage étendu à leurs pieds, ils ne purent s’empêcher de frissonner. Il se passait quelque chose et quelque chose de grave, mais quoi ?

Tous deux, oubliant Carlo qui d’ailleurs ne pensait déjà plus à eux, se précipitèrent vers la vieille tour, vestige des anciennes fortifications étrusques, au sommet de laquelle le médecin grec avait installé les instruments qui lui permettaient d’observer le ciel. Mais cette fois, ce fut sur la ville qu’il dirigea sa longue-vue, et surtout sur les portes du sud pour voir si, d’aventure, une armée approchait de Florence. Il ne vit rien d’inquiétant.

– Il faut attendre le retour d’Esteban, soupira Démétrios. Il nous apportera des nouvelles fraîches.

En effet, le Castillan avait accompagné les Français quand ils avaient regagné le palais Médicis, sous le fallacieux prétexte de renouveler la provision de chandelles. En réalité, il voulait rejoindre une jolie lingère du quartier San Spirito qu’il avait protégée pendant les émeutes lorsqu’elle avait failli être écrasée contre un mur. Depuis, ses pas le conduisaient fréquemment chez cette charmante Costenza à laquelle il semblait s’attacher. Ce qui souciait un peu Démétrios, persuadé que le commerce de lingerie n’était que l’habile façade d’un autre, vieux comme le monde et beaucoup plus lucratif.

Aussi, les habitants de la villa Beltrami ne furent-ils pas autrement surpris qu’Esteban ne soit pas rentré quand les trompettes sonnèrent la fermeture des portes. De toute évidence, il avait choisi de passer la nuit chez son amie et Démétrios, haussant les épaules avec agacement, se contenta d’émettre le vœu que cette escapade ne coûtât pas trop cher à son fidèle serviteur.

– Et nous, nous ne saurons rien avant demain, regretta Fiora. L’arrêt du tocsin ne la rassurait pas car le feulement profond continuait à monter de la vallée, plus distinct même à présent que la voix des cloches ne le couvrait plus.

Fiora se trompait. Vers minuit, alors que chacun se disposait à gagner sa chambre, le galop d’un cheval ébranla les échos de la nuit avant de s’arrêter devant la porte de la villa. Fiora et Démétrios l’attendaient, car la jeune femme savait déjà que le visiteur tardif n’était autre que Lorenzo.

Lorsqu’il vint vers elle, blanche et lumineuse dans le halo de sa lampe, Fiora le revit tel qu’il était au soir du meurtre de Giuliano : le pourpoint noir ouvert jusqu’à la taille, les cheveux ébouriffés par le vent de la course, la sueur au front et chacun de ses traits accusé par la poussière. Mais l’expression de ce visage n’était pas la même. Lorenzo, ce soir, ne venait pas chercher un refuge, il n’espérait pas trouver un moment d’oubli entre des bras soyeux. Son air était celui d’un homme déterminé qui vient de prendre une résolution.

– Je suis venu te dire adieu, dit-il simplement.

– Déjà ? Mais je ne pars que dans quelques jours ?

– Je sais, c’est moi qui m’en vais. Et peut-être serait-il prudent d’avancer l’heure de ton voyage.

– Mais pourquoi ? Rien ne presse et Commynes...

– Commynes part demain pour Rome. Je l’accompagnerai sans doute.

En quelques phrases brèves, Lorenzo raconta ce qui s’était passé et pourquoi, d’un seul coup, Florence s’était enflammée. Un héraut pontifical, à la tombée du jour, avait apporté la déclaration de guerre de Sixte IV, assortie d’une lettre adressée aux prieurs dans laquelle le pape déclarait n’avoir aucun grief contre la Seigneurie ni la ville, mais uniquement contre Lorenzo de Médicis, assassin et sacrilège. Que Florence chasse l’indigne tyran, et elle ne serait frappée d’aucune peine ! Elle recouvrerait la faveur du Saint-Père qui la tiendrait désormais en sa toute particulière affection.