Elle n’eut même pas le temps d’aller jusqu’à la porte du château : le roi en sortait. Il eut en la voyant une exclamation joyeuse et vint vers elle d’un pas vif, tandis qu’elle pliait le genou profondément pour le saluer et dissimuler sous le respect une envie de rire qui lui venait. Louis XI, en effet, vêtu à son habitude d’une tunique courte de petit drap gris serrée par une ceinture de cuir et qui lui venait aux genoux, portait le plus étonnant couvre-chef que Fiora eût jamais vu. C’était, enfoncé sur le bonnet de soie rouge qui couvrait ses royales oreilles, une sorte de chapeau cardinalice noir dont les bords très larges et épais d’un doigt abritaient entièrement ses épaules et l’environnaient d’ombre. Ainsi coiffé, sa ressemblance avec un champignon était irrésistible et le sourire que lui offrit Fiora pétillait d’une telle gaieté qu’il ne s’y trompa pas.
– C’est mon chapeau qui vous amuse, donna Fiora ? Eh bien, sachez que j’y tiens beaucoup car, pour le chaud, il vaut une petite maison, et, pour la pluie, il me tient à couvert mieux que mes couvre-chefs habituels qui se transforment alors en gouttières... C’est une idée que j’ai prise à l’évêque de Valence.
– Ma foi, Sire, c’est une bonne idée. Je déplore seulement que l’usage ne nous permette pas, à nous autres femmes, d’en porter de semblables.
– Vous le pourriez si vous étiez abbesse. Mais au fait, personne ne vous empêche d’en lancer la mode ? Une jolie femme ne peut-elle se permettre quelques fantaisies ?
Fiora n’eut pas le loisir de répondre. Echappant aux mains d’un page, un grand lévrier blanc accourait et vint gambader autour du roi avant de se coller contre ses jambes en levant vers lui sa tête fine. Même sans le riche collier clouté d’or et de pierres précieuses, Fiora aurait reconnu le chien favori de Louis, son auxiliaire dans une circonstance particulièrement dramatique. Le roi se mit à rire :
– Ah, Cher Ami ! Tu veux donc venir te promener avec nous ? Mais nous allons au jardin, tu sais, et il faudra nous suivre sagement. Il ne s’agit pas de bouleverser les plates-bandes ? Vous souvenez-vous de lui, donna Fiora ?
– Bien sûr, Sire, répondit-elle en caressant le dos soyeux de l’animal. On n’oublie pas si facilement un compagnon d’armes... surtout aussi beau que celui-là.
– C’est vrai. Vous avez fait, tous deux, du bon ouvrage contre ce vilain moine. Savez-vous qu’il est mort ?
– Je l’ai appris, Sire. Est-il tombé malade ?
– Ma foi non. Je crois qu’il est mort de colère. Il devenait furieux et s’est brisé la tête contre les barreaux de sa cage. Il a été enterré dignement et on a dit trois messes pour le repos de sa méchante âme.
Ayant dit, Louis XI se signa dévotieusement, donna une friandise à Cher Ami et reprit son chemin. En face du logis, aucun mur ne défendait la vue. Une simple barrière basse que le roi poussa lui-même donnait accès aux jardins et au verger.
En le suivant au long des allées sablées, Fiora pensa que le jardinier du château était une manière d’artiste. Ses parterres, d’ornement ou simplement potagers, dessinés en buis avec une grande rigueur, présentaient des formes variées. Quant aux plantes qui les composaient, elles étaient choisies pour leurs couleurs. Et si, au jardin d’ornement, les roses et les lys régnaient en maîtres, au potager, les légumes et les herbes aromatiques étaient rangés suivant leurs nuances de façon à offrir un ensemble agréable à l’œil[vii]. L’arrosage y était perfectionné, car le jardin recevait l’eau de la fontaine de la Carre, elle-même reliée au château par des tuyaux de plomb ou de poterie. Quelques jardiniers étaient au travail et Fiora reconnut son Florent en conversation avec l’un d’eux. L’arrivée du roi n’interrompit pas l’ouvrage. A son approche, chacun ôtait son bonnet pour le saluer, puis se remettait à l’œuvre. Louis XI s’arrêtait volontiers auprès de ces hommes choisis par ses soins et qu’il aimait bien pour leur dire quelques mots ou faire une remarque, toujours aimable et toujours pertinente. Au point que Fiora en vint à se demander ce qu’elle faisait là : son compagnon semblait l’avoir complètement oubliée. D’un jardinier à l’autre, il parlait surtout à son chien...
Enfin, on franchit la barrière d’un grand verger dont les pruniers croulaient littéralement sous leurs fruits de couleurs diverses. Louis XI en cueillit quelques-uns, partagea avec Fiora, puis, tout en crachant les noyaux, désigna un banc de pierre placé sous un cerisier. La récolte était faite depuis longtemps mais, bien feuillu, l’arbre donnait une ombre fraîche. Louis s’installa sur le banc, fit signe à sa visiteuse de prendre place à son côté, ôta son grand chapeau qu’il laissa tomber dans l’herbe, puis soupira :
– Or, ça, Madame de Selongey, dites-moi un peu ce qui se passe à Rome et ce que vous y avez fait ?
– Pas grand-chose, je le crains, Sire. J’étais surtout occupée à préserver ma vie.
– Sans doute, sans doute ! Mais c’est du pape dont j’aimerais que vous me parliez. Vous l’avez vu de près, vous, ce qui n’est pas mon cas. Dressez-m’en le meilleur portrait que vous pourrez !
Fiora fit de son mieux, surtout pour rester objective, ce qui n’était pas facile car, connaissant les vifs sentiments chrétiens de son compagnon, elle ne voulait pas l’indisposer en lui montrant à quel point elle détestait le pontife. Il était impossible de passer sous silence les exactions, la brutalité et l’insatiable avidité de Sixte IV, mais lorsqu’elle sentit qu’elle allait se laisser emporter par le ressentiment, elle s’arrêta, détournant même les yeux pour éviter le regard aigu qui les cherchait.
– Je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus à Votre Majesté, conclut-elle en se penchant pour cueillir un brin de menthe qu’elle se mit à mâchonner.
Louis XI laissa le silence tomber un moment entre eux. On n’entendait plus que les oiseaux...
– Mortimer a été plus bavard que vous, ma chère, fit le roi avec un soupir. Pourquoi ne me parlez-vous pas de ce mariage invraisemblable où l’on vous a contrainte ?
– Messire de Commynes m’a appris qu’il est nul, mais il l’a toujours été, Sire.
– Comment cela ?
– Vous venez de le dire : j’ai été contrainte sous la menace. En outre, il n’a jamais été consommé.
– Ne croyez pas cela ! Bien des mariages ont survécu dans les mêmes conditions. Ce qui l’annule... et Commynes a été chargé par moi d’en informer le pape, c’est que vous n’êtes pas veuve. Du moins comme vous le croyiez.
Fiora se sentit pâlir, cependant que ses mains devenaient froides. Elle regarda son voisin avec épouvante, mais il ne lui offrait qu’un profil hermétique :
– S’il me permet de l’interroger... que veut dire le Roi ?
– Qu’à défaut de votre époux, mes ordres ont été exécutés. Le sire de Craon ne se serait d’ailleurs pas permis de les transgresser. Ils étaient de laisser apprécier à ce Bourguignon entêté les affres de la mort, mais de l’épargner à l’instant où sa tête reposerait sur le billot.
– Oh, Sire ! Quelle cruauté !
– Ah, vous trouvez ? Pâques-Dieu, ma chère, vous oubliez qu’à votre demande, je l’ai déjà gracié une fois ? Cet homme semble incapable de se tenir tranquille.
vii
Un arrangement qui a été repris plus tard et amélioré au château de Gaillon, et surtout au château de Villandry qui s’appelait alors Coulombières.