– De la famille du pape ? Bien sûr, et vous avez dû au moins entendre parler de lui à Rome. Il est l’un de ses neveux, de beaucoup le plus intelligent. De ce fait, le plus dangereux aussi. Mais il devrait vous plaire ! A présentée vous quitte : il faut que j’aille faire quelque toilette ! Et je vois là Mme de Linières qui vient vous chercher pour vous conduire auprès de la princesse Jeanne, ma fille. Vous la connaissez et elle se réjouit de vous revoir.
Salué jusqu’à terre par ceux qui encombraient la cour d’honneur, le roi mena Fiora vers la dame imposante qui attendait près de l’entrée de l’escalier, déjà pliée en deux par sa révérence. Gomme, en outre, elle baissa la tête par respect à l’approche du roi, celui-ci manqua se heurter à la flèche du grand hennin pointu qu’elle portait. Il écarta l’obstacle, ce qui faillit causer la chute de l’édifice.
– Trop haut, Mme de Linières, beaucoup trop haut ! s’écria-t-il mi-plaisant mi-fâché. Quelle rage ont donc les femmes de vouloir se prendre pour des clochers d’église ? Ce qui m’étonne, c’est que mon royaume ne compte pas plus de borgnes.
– Je demande pardon au Roi, répliqua la dame avec une sérénité et même un sourire montrant qu’elle n’était pas impressionnée. J’ai toujours pensé que l’honneur d’accompagner une fille de France doublée d’une duchesse d’Orléans obligeait à un certain décorum dans la toilette.
C’est une forme de respect.
Eh bien, portez le respect moins pointu !
Et, sifflant gaiement un air de chasse, Louis XI disparut dans l’escalier à vis, laissant les deux femmes tête à tête :
– Venez, Madame, dit la dame d’honneur en tendant la main à Fiora qui ne pouvait s’empêcher de rire. Madame la duchesse a grande hâte de vous revoir et vous pourrez vous rafraîchir avant le souper.
Habituée à voir Louis XI vivre dans la plus grande simplicité, Fiora fut surprise de l’apparat déployé pour ce souper et de la splendeur de la salle où il se déroula. Cette grande pièce faisait partie des appartements royaux du premier étage, ouverts seulement pour la venue d’étrangers de marque et en certaines circonstances. Elle donnait sur la terrasse soutenue par la galerie couverte du rez-de-chaussée ; son faste, vraiment royal, différait de l’éclatante somptuosité qui entourait les ducs de Bourgogne. L’ameublement tendu de velours et les grandes tapisseries de haute lice donnaient à l’ensemble une note sévère accentuée par les vitraux de couleurs des hautes fenêtres qui entretenaient une sorte de pénombre. L’or des plafonds à caissons et des boiseries s’en trouvait assourdi, sauf quand les grands chandeliers, chargés de cierges, les illuminaient comme ce soir.
Trois tables étaient disposées : celle du roi, occupant la salle à manger proprement dite, ou tinel ; celle des chevaliers et des grands offices de la maison royale à laquelle s’asseyaient les invités d’importance, celle enfin des aumôniers et écuyers. Une quatrième accueillait, hors des appartements, les bas officiers et les pèlerins ou voyageurs perdus qui, d’aventure, demandaient l’hospitalité. A la table du roi, la plus brillante et la mieux servie, les femmes étaient rares, sauf lorsque la reine, Charlotte de Savoie, rendait visite à son époux.
Ce soir-là, elles étaient deux et ce fut avec un brin d’orgueil que Fiora prit place à la gauche du souverain. La princesse Jeanne, charmante en dépit d’un physique disgracié sous une haute coiffure d’un bleu doux piqueté d’or assortie à sa robe de cendal, était assise auprès de l’invité d’honneur lui-même installé à la droite du roi.
A trente-sept ans, Giuliano della Rovere[viii] était sans doute le plus réussi des neveux de Sixte IV. Grand et bien bâti, il ressemblait davantage à un condottiere qu’à un homme d’Église avec sa mâchoire carnassière, ses yeux de chasseur aux orbites enfoncées qu’il plissait souvent pour aiguiser sa vision. La pourpre seyait à son teint brun, à ses cheveux noirs coupés court selon le dessin de la calotte écarlate qui les coiffait. Strictement rasé, le visage osseux était dur, mais savait sourire avec une nuance d’ironie qui n’était pas sans charme, et le profil impérieux semblait fait pour la frappe des médailles.
Légat du pape à Avignon, il était titulaire d’un grand nombre d’évêchés – dont ceux de Lausanne, de Messine et de Carpentras – et, le 3 juillet de cette année 1478, il avait reçu de surcroît celui de Mende, pour lequel il était venu chercher l’approbation de Louis XI. Approbation gracieusement accordée : ce n’était pas la première fois qu’ils se rencontraient et le roi avait un faible pour cet homme élégant, aux façons rudes et que l’on disait violent, mais qui possédait une intelligence aiguë et savait manier l’astuce presque aussi bien que lui-même. Là s’arrêtait la ressemblance car, ami des lettres et des arts, le cardinal delia Rovere menait une existence fastueuse grâce à la fortune considérable que lui avait constituée son oncle. Une existence fort éloignée du train de gentilhomme campagnard qui était le plus habituel au roi de France.
Lorsque, présentée par celui-ci, Fiora plia le genou pour baiser son anneau pastoral – en l’occurrence un fabuleux saphir étoilé -, le légat laissa tomber sur elle un regard intéressé :
– Vous avez séjourné récemment à Rome, je crois, Madame ?
– En effet, Monseigneur.
– Il est regrettable que vous n’ayez pu en apprécier les beautés...
– Le loisir ne m’en a pas été offert, je n’ai fait qu’aller d’une prison à l’autre.
– Il y a prison et prison. Au surplus, lorsque vous avez choisi Florence, le Saint-Père l’a vivement regretté, car il était... il est toujours plein de bienveillance envers vous. Son amitié vous eût assuré des jours agréables.
– Veuillez le remercier de ces bons sentiments, mais il est d’un esprit trop brillant pour ne pas comprendre les miens. Ce sont ceux d’une Florentine, Monseigneur, et je ne peux que déplorer les drames dont ma patrie vient d’être le théâtre.
– Drames qui, malheureusement, s’aggravent. Pourquoi n’en parlerions-nous pas ensemble, un jour prochain ?
– Parler politique avec moi ? Mais, Monseigneur, je n’y entends rien.
– Ne vous mésestimez pas, Madame. Le Saint-Père fait grand cas de votre intelligence et votre amitié avec le roi de France ne peut que renforcer cette opinion. Nous pourrions, à nous deux, faire du bon travail...
Ayant dit, della Rovere s’éloigna, après avoir salué la jeune femme en inclinant la tête. Les trompettes d’argent sonnaient le souper et chacun alla prendre place à table. Le roi qui, après avoir présenté Fiora, s’était écarté pour parler à l’archevêque de Tours, revint pour conduire lui-même le cardinal-légat à son fauteuil.
Le souper fut excellent, mais long, et eût été ennuyeux sans l’amusante dispute qui opposa, comme d’habitude, le médecin du roi Goictier et le chef cuisinier Jean Pastourel. Debout derrière le siège royal, ils échangeaient regards furieux et propos aigres-doux à mi-voix sur le contenu de l’assiette de leur maître. Quand le médecin affirmait que les boudins blancs de chapon étaient juste bons à empoisonner le roi, le cuisinier ripostait que les drogues de son adversaire étaient autrement néfastes à sa santé, l’art de la cuisine consistant à préparer les meilleurs produits de façon à ce qu’ils ne causent aucune incommodité. De temps en temps, le ton s’élevait et Louis XI devait s’en mêler. Il finit par renvoyer Goictier à son propre souper, ajoutant qu’un repas pris en compagnie d’un prince de l’Eglise ne pouvait nuire à personne. Pas même à lui.
Coictier partit en grognant – c’était d’ailleurs un homme aussi peu sympathique que possible – et, de cet instant, Fiora s’ennuya. Le roi se consacrait à son hôte et l’autre voisin de la jeune femme, un gros homme rouge qui était le propre chapelain du prélat romain, après avoir tenté de caresser son genou sous la table, se résigna quand elle l’eut pincé énergiquement et s’intéressa dès lors aux mets qu’on lui servait. Au bout d’un quart d’heure, il était écarlate et à la fin du repas complètement ivre.