Le mot frappa Fiora au plus sensible et elle releva, sur sa vieille amie, un regard désolé :
– Ou qu’il ne m’aime plus ? C’est peut-être vrai... mais, Léonarde, je n’arrive pas à le croire !
– Vous avez cependant toutes les raisons d’y croire, fit Léonarde impitoyable. Pensiez-vous vraiment à lui dans les bras de Lorenzo de Médicis ?
Il y eut un silence et Fiora détourna la tête, peut-être pour cacher les larmes qui lui venaient :
– Vous êtes cruelle, Léonarde, soupira-t-elle. Je ne l’aurais jamais cru de vous...
Un instant plus tard, Léonarde était assise auprès d’elle sur la pierre de l’âtre et l’entourait de ses bras pour l’obliger à poser sa tête sur son épaule :
– Je sais bien que je vous fais mal, mon agneau, mais c’est que je voudrais vous éviter de nouvelles souffrances. Ce mariage, jusqu’à présent, vous a valu bien peu de bonheur et vous avez charge d’âmes. Où qu’il soit, laissez donc à votre époux l’initiative ! Vous lui aviez demandé, comme une preuve d’amour, de venir jusqu’à vous ? Eh bien, attendez qu’il vienne !
– Et s’il est au bout du monde ?
– Cela ne change rien : attendez qu’il revienne du bout du monde ! Tenez ! j’entends les mules et voilà nos gens qui arrivent du marché. Allez vous débarrasser de ces cendres où vous êtes assise depuis un moment et faire un peu toilette ! Vous êtes assez jeune pour pouvoir vous accorder quelques semaines de tranquillité. Attendez que le roi vous donne des nouvelles... s’il lui en vient.
– Soit ! Je veux bien attendre, chère Léonarde, mais pas trop longtemps !
– Que ferez-vous donc, alors ?
– Je crois que, d’abord... j’irai à Selongey. Peut-être Philippe s’y cache-t-il sans que les gens du roi le sachent. Ensuite, si vraiment il n’y est pas... j’irai voir la duchesse Marie. Je ne pense pas que les espions du roi aient eu la possibilité de lui poser des questions. Mais moi, je suis la femme de Philippe, et elle me répondra.
– Autrement dit, le roi ne vous a pas convaincue ?
– De la profondeur de ses recherches ? Sûrement pas ! Et puis, vous admettrez que j’ai, moi sa femme, plus de chances de le faire sortir de sa cachette...
Léonarde se contenta de marmonner quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour une approbation. Elle avait repris dans sa poche la pomme entamée et s’efforçait à nouveau d’y planter les dents. L’opération se révélant aussi douloureuse que la première fois, elle envoya d’un geste plein de rancune le fruit entamé aux flammes de la cheminée d’où monta bientôt une fine odeur de pomme cuite et de caramel. Pendant ce temps, la cuisine s’emplissait de bruit et de gaieté : Péronnelle, Khatoun et Florent revenaient du marché.
Ce même jour, dans l’après-midi, comme Fiora se disposait à partir pour une visite au prieuré Saint-Côme avec son fils, Léonarde et Khatoun, l’allée de vieux chênes s’emplit d’une troupe de cavaliers entourant une litière qu’elle reconnut au premier coup d’œil, mais sans aucun plaisir. Que venait faire chez elle le cardinal della Rovere ?
Néanmoins il était là, et il convenait de l’accueillir courtoisement. Aussi, remettant le bébé aux bras empressés de Khatoun, Fiora s’avança-t-elle vers le lourd véhicule qui décrivait sur le gravier une courbe pleine de majesté avant de s’arrêter devant l’entrée de la maison. Elle s’agenouilla quand le prélat mit pied à terre, et posa ses lèvres sur le saphir qu’il leur tendait.
– Ma modeste maison est grandement honorée, Monseigneur, de recevoir Votre Grandeur !
– La maison est charmante et je viens seulement en voisin. Alors, laissons de côté un protocole excessif et dites seulement Monseigneur, fit-il en toute simplicité.
Soudain il aperçut les mules harnachées auprès desquelles se tenait Florent :
– Je vous dérange peut-être ? Vous alliez sortir ?
– Nous pensions simplement nous rendre au prieuré dont vous voyez là-bas la flèche d’église, Monseigneur. Mais puisque l’Eglise vient à nous... Veuillez prendre la peine d’entrer.
Tandis que Fiora précédait l’hôte inattendu vers la grande salle, Péronnelle préparait une collation pour le cardinal, cependant que son époux installait l’escorte à l’ombre du petit bois et annonçait qu’il allait leur servir à boire. Ce qui fut accueilli avec satisfaction.
A l’invitation de son hôtesse, della Rovere prit place au coin de la cheminée dans laquelle, hiver comme été, sauf dans les temps de canicule, Péronnelle entretenait au moins un feu de quelques branches de pin pour lutter contre l’humidité habituelle aux demeures bâties près de la Loire. Mais les fenêtres largement ouvertes laissaient voir le jardin abondamment fleuri dont un prolongement, sous forme d’un grand bouquet de lis et de roses mêlés de feuillage, couronnait une crédence et embaumait la salle.
Les yeux vifs du cardinal avaient déjà fait le tour de la grande pièce, allant de la tapisserie aux mille fleurs aux objets disposés sur les dressoirs, quand il accueillit avec plaisir les marques de bienvenue que lui offrait Fiora : le vin de Vouvray frais et les massepains aux amandes que Péronnelle réussissait comme personne. Ce fut seulement quand ils furent seuls, lui et son hôtesse, qu’il se décida à parler. Il en avait d’ailleurs exprimé le désir et Léonarde, à son grand regret, fut obligée de se retirer comme les autres.
Après leur départ, il y eut un silence. Le cardinal mirait à travers le vin pâle de sa coupe les reflets du feu mourant et Fiora dégustait l’aimable liquide sans rien dire, attendant que son visiteur parlât. Il ne semblait guère pressé, mais soudain il l’interrogea :
– Avez-vous songé à ce que je vous ai dit l’autre soir, donna Fiora ?
– Vous avez bien voulu prononcer à mon sujet quelques paroles flatteuses, Monseigneur, et je ne saurais les oublier.
– Sans doute, sans doute, mais ce n’était qu’un préambule et je vous ai dit aussi qu’à mon sens nous pourrions faire ensemble du bon travail.
– Je me souviens, en effet, mais j’avoue n’avoir pas bien compris ce que Votre Grandeur entendait par là.
– J’entendais... et j’entends encore que nous pourrions unir nos efforts afin d’être utiles, vous à votre ville natale et moi aux intérêts de l’Eglise.
– Un rôle intéressant, je n’en doute pas, mais comment pourrais-je le jouer ?
– Vous avez l’oreille du roi Louis et son amitié. La paix entre les peuples est un but digne d’être poursuivi et vous pourriez inciter cet homme difficile à plus de respect, plus de compréhension envers Sa Sainteté qu’il traite fort mal.
– Beaucoup moins mal, semble-t-il que le pape ne traite Florence. Ses visées politiques paraissent fort claires, même à une ignorante comme moi : il entend achever par la guerre l’ouvrage que ses spadassins n’ont accompli qu’à moitié. Vous n’imaginez pas que je pourrais l’aider à détruire la ville de mon enfance ?
– Détruire ? Jamais ! Le Saint-Père ne veut aucun mal à Florence, et moins encore à sa population. Cette... malencontreuse conspiration, ourdie par les Pazzi exilés...
– Peut-être n’auraient-ils jamais rien ourdi, Monseigneur, sans l’aide bienveillante de votre cousin, le comte Riario. De toute façon, entre le pape et les Médicis, il y a désormais le sang de Giuliano répandu pendant la messe de Pâques !
– Les Pazzi ont été exterminés jusqu’au dernier. Plus de deux cents personnes, je crois ? Un tel flot ne peut-il laver le sang de ce jeune homme ?
– C’eût été le cas, peut-être, si le pape n’avait appelé à la guerre sainte et frappé Florence d’excommunication, et même d’interdit. Monseigneur Lorenzo ne fait que se défendre.