– Il se défend, en effet... lui seul et au mépris du bien-être d’un peuple qu’il prétend aimer. Pourquoi ne se sacrifie-t-il pas ? Après tout, il n’est pas prince de droit divin.
– S’il ne se sacrifie pas, c’est que ce même peuple le lui défend. Les Florentins aiment Lorenzo de Médicis et sont prêts à mourir pour lui.
– Tous ? Je n’en jurerais pas. Et, à défaut de lui, la cité du Lys rouge pourrait avoir une princesse aimable, lettrée, brillante... et que vous appréciez je crois ?
– Une princesse ? Qui donc ?
– La comtesse Catarina. N’est-elle pas votre amie ?
– J’éprouve pour elle, en effet, beaucoup d’amitié et de respect.
– Alors, peut-être pourriez-vous lui apporter votre aide ?
Fiora considéra son visiteur avec une sincère stupeur, fortement teintée de méfiance. Cependant, elle ne réussit à lire sur ce visage hautain et dans ces yeux sombres profondément enfoncés sous l’orbite qu’une grande tristesse.
– Elle règne sur Rome et sur le pape. De quelle aide aurait-elle besoin ?
– Peut-être de la vôtre, justement. Comprenez-moi bien, donna Fiora ! J’ai beaucoup d’estime et d’affection pour Catarina, et je n’aime pas la savoir malheureuse.
– L’est-elle donc ?
– Plus que vous ne croyez, et à cause de vous.
– De moi ?
Avec beaucoup de simplicité, le cardinal alla remplir son verre puis, tirant son siège plus près de celui de son hôtesse, il revint s’asseoir :
– Rome regorge d’espions, Madonna, et tout se sait. Riario n’ignore pas que sa femme vous a aidée à fuir vers Florence. De là à imaginer que vous étiez chargée de prévenir Médicis de ce qui se tramait contre lui...
– Sans vouloir offenser votre famille, Monseigneur, votre cousin est d’esprit trop épais pour de telles imaginations !
– C’est un rustre, j’en conviens volontiers, mais il est rusé, retors même et, surtout, il n’ignore pas que son épouse ne l’aime pas. Elle vit des heures peu agréables, mais qui eussent été pires sans la protection du Saint-Père. Celui-ci, heureusement, lui conserve son entière affection.
– Cette nouvelle me navre, mais comment pourrais-je l’aider ?
– Pourquoi ne pas écrire une lettre dans laquelle vous lui exprimeriez votre amitié ? Vous pourriez ajouter que vous êtes disposée à plaider auprès du roi de France la cause du Vatican...
Fiora se leva brusquement et fit face à son visiteur. Un début de colère empourprait son visage :
– Parlons clair, Monseigneur ? Vous souhaitez que j’essaie de détacher la France de l’alliance florentine et que je trahisse mes plus chers amis, le souvenir de mon père, mon...
– Votre amant ? ... Non, ne vous fâchez pas ! Nous avons aussi des espions à Florence. Et je ne vous demanderai rien d’aussi affreux. Ce que je vous demande, c’est de considérer ceci : tout homme est mortel et Médicis n’échappe pas à la loi commune. Qu’il disparaisse et Florence, n’ayant plus personne à défendre, ouvrira ses portes au pape. Donna Catarina, devenue souveraine, aurait à cœur, j’en suis persuadé, de prendre soin de vos biens.
– Brisons-là, Monseigneur ! J’aime donna Catarina et je travaillerais volontiers à son bonheur, mais je n’aiderai pas son époux à asservir la ville qui m’est chère !
– Et si Riario ne vivait pas assez longtemps pour régner sur la Toscane ? Allons, donna Fiora, je ne vous demande pas grand-chose : une lettre aimable, en quelque sorte pacificatrice... et puis, peut-être, une tentative pour mieux disposer le roi Louis envers nous sans même renoncer, ouvertement au moins, à son alliance avec Lorenzo. Son attitude actuelle cause au Saint-Siège un grave préjudice...
– Pécuniaire ? Je n’en doute pas ! fit Fiora acerbe. Je ne demanderais pas mieux que de travailler à la paix, mais ce n’est pas Florence, je le répète, qui a déclaré la guerre. Et d’autre part, pour que je croie à la bonne volonté du pape, il faudrait qu’il commence par un geste... de père. Lever l’interdit, par exemple ?
– Je pourrais le lui suggérer. Écrirez-vous cette lettre ?
– Ce serait une lettre mensongère. Le roi est loin et je ne sais quand il rentrera.
– Mais il rentrera un jour et je ne suis pas pressé. Je me contenterais de la lettre seule et de votre promesse. Peut-être, d’autre part, pourrais-je vous venir en aide dans une affaire qui vous tient à cœur... Mais le temps passe, il faut que je vous quitte... J’ai à faire avec l’archevêque.
Il se levait, en effet, pris d’une sorte de hâte que Fiora trouva suspecte, et se dirigeait vers la porte
– Bien sûr, nous nous reverrons, ajouta-t-il aimablement, j’ai passé auprès de vous un instant charmant. Il me faut, à présent, vous laisser réfléchir, je reviendrai vous voir bientôt.
– Veuillez m’accorder encore une minute, Monseigneur. Quelle est donc cette affaire qui m’intéresse si fort ?
– Ce n’est qu’un bruit qui est arrivé jusqu’à moi. Malheureusement, je n’ai plus le temps de vous en faire part. Ce sera pour ma prochaine visite : disons... dans deux ou trois jours ?
– Comptez-vous rester à Tours longtemps encore ?
– Non, hélas... bien que je m’y plaise fort et que l’on insiste pour m’y garder. Il me faudra dans peu de temps repartir pour Avignon où se trouve le siège de ma légation...
Comprenant qu’il n’avait pas l’intention d’en dire plus, Fiora raccompagna le cardinal jusqu’à sa litière, d’où il lui donna une bénédiction sous laquelle il fallut bien qu’elle s’inclinât.
Perplexe, elle regarda l’imposant équipage disparaître sous la verdure dense du chemin ombreux menant à la sortie de son domaine. Le cortège disparu, elle descendit au jardin où elle marcha le long des allées bien ratissées avant de s’asseoir sous un berceau de vigne. Léonarde, elle le sentait, devait être aux aguets dans la maison, débordante de questions et, justement, Fiora souhaitait rester seule un moment afin d’essayer de tirer au clair cette curieuse visite. La démarche de della Rovere lui semblait assez sotte. Il fallait, en effet, connaître bien mal le roi Louis, cet homme secret dont on disait que son cheval portait tout son conseil, pour imaginer un seul instant qu’il pût se laisser influencer par les prières d’une femme, fût-elle l’objet de son amitié. D’autre part, il était insensé de lui demander, à elle dont, apparemment, le cardinal n’ignorait pas grand-chose, d’essayer de détacher la France de son ancienne alliance et de ses amitiés.
Évidemment, il y avait le cas de Catarina. Fiora était navrée de lui avoir causé des ennuis dont, avec un homme comme Riario, on ne pouvait imaginer jusqu’où ils iraient. Un accident est toujours possible et il ne resterait alors au pape qu’à pleurer cette nièce à laquelle il était attaché.
La mémoire de Fiora lui fit revoir le visage du cardinal au moment où il parlait de Catarina : un visage tendu, un masque presque douloureux. Peut-être l’aimait-il et, en ce cas, était-il prêt à toutes les folies pour lui venir en aide. N’avait-il pas suggéré que Riario pouvait ne plus vivre très longtemps ? Si della Rovere aimait sa cousine par alliance d’un amour sincère et anxieux, il devenait beaucoup plus sympathique à Fiora et elle en vint à penser qu’après tout, cette lettre qu’on lui demandait était peu de choses : il suffirait de la tourner avec assez d’habileté pour qu’elle ne compromette pas Fiora. Et puis, il y avait cette phrase mystérieuse que le visiteur avait refusé d’éclairer et dont on parlerait « la prochaine fois »...
A cet instant, Fiora regretta amèrement l’absence du roi. Eût-il été là qu’elle fût allée tout droit au Plessis lui raconter les événements et lui demander conseil. Ce maître diplomate, ce prince de toutes les astuces qui connaissait mieux que quiconque l’art de rédiger lettres et traités aurait su comment agir et il aurait certainement réussi à obtenir du prélat romain la révélation de ce qu’il avait caché à Fiora. Mais le roi était loin et il fallait essayer de s’en tirer seule.