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Au contraire, il fouetta ses chevaux pour qu’ils aillent encore plus vite.

– Il va nous tuer ! fit Léonarde, mais ce n’est pas le pire. Nous ne sommes plus dans le cortège.

A son tour, Fiora se pencha. En effet, il n’y avait plus personne ni devant ni derrière. Rien qu’un étroit sentier filant entre les masses noires des arbres et dans lequel le chariot se lançait à tombeau ouvert. Les deux femmes se regardèrent avec épouvante, envahies par la même pensée : on leur avait tendu un piège et ce piège était en train de se refermer sur elles...

De toutes ses forces, Fiora ordonna à Pompeo, en italien, de s’arrêter, mais le cocher répondit par un grognement et un nouveau claquement de fouet. Un instant, la jeune femme songea à ouvrir la portière et à se jeter à terre, mais la voiture allait beaucoup trop vite et, de toute façon, Léonarde ne pourrait l’imiter sans se briser. D’ailleurs, les fourrés de chaque côté de ce qui devenait un sentier herbeux paraissaient s’animer. Des ombres se levaient d’ombres plus épaisses et, bientôt, quatre cavaliers masqués entourèrent l’équipage qui ne ralentit pas pour autant.

– Que Dieu nous protège ! gémit Léonarde. J’ai peur que ceci ne soit notre perte.

Fiora ne répondit pas. Une violente colère la préservait de la peur. Comment avait-elle pu être assez stupide, assez folle pour ajouter foi aux paroles d’un neveu de Sixte IV ? Comment avait-elle pu croire qu’il désirait l’aider ?

Soudain, le cocher retint ses chevaux, si brutalement que les deux passagères se retrouvèrent à plat ventre. Presque en même temps, la portière s’ouvrit et des mains sans douceur s’emparèrent de Fiora et de Léonarde qu’elles tirèrent au-dehors. Elles virent alors que l’on se trouvait dans une clairière qu’un reste de jour éclairait vaguement. Cinq ou six hommes se tenaient là, vêtus de sombre, et il était impossible de distinguer leurs traits. Deux d’entre eux, appuyés sur des pelles, se dressaient au bord d’un grand trou plus long que large qu’ils venaient sans doute de creuser.

Ce fut devant ce trou que l’on traîna les deux malheureuses, et elles comprirent tout de suite qu’il avait été ouvert à leur intention. Ces gens étaient là pour les assassiner.

– Qui êtes-vous ? Que nous voulez-vous ? s’écria Fiora. Celui qui semblait le chef ne daigna pas répondre.

S’avançant, dans la lumière dansante d’une torche que l’un de ses compagnons venait d’allumer, il jeta une bourse au cocher qui l’attrapa au vol, et lui désigna un sentier, à peine visible, sur sa droite :

– Bon travail, l’ami ! Passe par là ! Tu rejoindras le cortège avant Loches...

A nouveau, Pompeo enleva ses chevaux. L’attelage disparut instantanément, avalé par la nuit et les branches basses. L’homme attendit que le bruit se fût éteint, puis se tourna vers celles qui allaient sans doute être ses victimes et que quatre de ses compagnons maintenaient. Fiora se débattait furieusement, mais Léonarde, accablée par un coup aussi inattendu, s’était laissée tomber à genoux sur la terre humide et priait, n’attendant plus rien que l’instant fatal.

D’un geste brutal, le chef arracha le voile qui enveloppait la tête de Fiora.

– J’avais pensé vous enterrer toutes vives, fit-il, mais je ne suis pas un homme cruel. On va vous égorger avant, et ce voile teint de votre sang sera une bonne preuve de ce que j’ai bien fait mon travail.

– Pour qui ce travail ? lança Fiora. Ne me dites pas que c’est pour le roi ? Je croirais plutôt qu’il vous le fera payer très cher quand il saura...

– Mais il ne saura rien. Vous allez disparaître sans laisser de traces.

– Avant de mourir, je voudrais tout de même savoir qui me tue ? Le pape ? C’est le cardinal qui vous paye ?

– Lui ? Il n’en sait pas davantage. Il pensait simplement qu’un long bout de chemin serait suffisant pour débarrasser le pays de votre présence. Tout ce qu’on lui a demandé, c’était de vous emmener avec lui.

– Qui, « on » ?

– Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse ? Vous devriez plutôt faire comme votre compagne et songer à votre paix avec le Ciel. Je vous accorde un instant pour dire un bout de prière.

L’un des bandits s’approcha :

– Si on expédiait l’autre pendant ce temps ?

– Bonne idée ! Elle doit être prête. Elle a bien assez prié.

– Laissez-moi au moins l’embrasser ! cria Fiora désespérée.

– Cela me paraît inutile. Dans ce trou, vous pourrez vous embrasser autant que vous voudrez...

CHAPITRE VI

LA TRACE D’UNE OMBRE

– Léonarde ! hurla Fiora. Pardonnez-moi !

Un cri de douleur lui répondit. L’homme qui avait proposé de tuer la vieille demoiselle venait de lui arracher sa coiffe et l’empoignait par les cheveux, les tirant sauvagement pour l’obliger à lever la tête et à dégager la gorge qu’il allait trancher. Mais il n’eut pas le temps d’approcher son couteau de la peau. Partie de l’ombre, une flèche lui traversa le cou et il s’écroula sur Léonarde. En même temps, des cavaliers enveloppaient la clairière. La lumière incertaine de la torche fit luire des cottes de mailles, sous des demi-cuirasses et des chapeaux de fer. Une voix rauque tonna :

– De par le roi ! Qu’on s’empare de ces gens et qu’on les branche sur-le-champ à ce gros arbre !

– Gardez-en au moins deux, messire le Grand Prévôt ! il serait bon d’entendre ce qu’ils ont à dire.

Sans attendre la réponse, Douglas Mortimer sauta à bas de son cheval et courut vers Fiora qui, les jambes fauchées, s’était laissée tomber à genoux quand les bras qui la maintenaient l’avaient lâchée. Il la releva d’une poigne vigoureuse sans qu’elle fît rien pour l’aider. Ses prunelles grises largement dilatées, elle le regardait avec une sorte d’émerveillement, comme si, au lieu d’un solide Ecossais, il était le lumineux représentant de quelque cohorte angélique...

– Ça va ? dit-il sobrement quand il l’eut remise sur ses pieds.

– Je crois... oui. Oh, Mortimer ! Je commence à croire que vous êtes pour moi une espèce d’ange gardien... mais qu’est-ce que tout cela signifie ?

– Je vous expliquerai, mais je peux vous dire que je n’ai jamais eu si peur ! J’ai bien cru que nous n’arriverions pas à temps...

Puis, sans plus s’occuper d’elle, il se tourna vers Léonarde qu’un garde de la prévôté aidait à se débarrasser du corps tombé sur elle en l’envoyant directement dans le trou. Fiora le rejoignit aussitôt et ne put retenir un cri d’horreur. Couverte de sang, la pauvre femme offrait une image effrayante. Mais, déjà remise de ses émotions, elle crachait comme un chat en colère :

– Où y a-t-il de l’eau ? Je ne peux pas rester ainsi. Ce sang poisseux...

– Il vaut tout de même mieux que ce ne soit pas le vôtre, observa Mortimer. Venez, il y a un petit ruisseau un peu plus loin.

Des torches avaient été allumées par les gardes et, à présent, la clairière était assez éclairée pour que nul ne perdît rien du spectacle dramatique dont elle était le théâtre. Les bandits, dépouillés l’un après l’autre de leurs masques, furent jetés à genoux devant celui que l’Écossais avait appelé le « Grand Prévôt ».

C’était un homme âgé au visage dur orné d’une moustache et d’une courte barbe blanche. Les années semblaient n’avoir ôté aucune vigueur à son corps maigre : celui-ci supportait avec aisance le poids de l’armure qui l’habillait à l’exception du casque, remplacé par un chaperon noir où brillait une large médaille d’argent. Comme tous les hommes trop grands, il se tenait un peu voûté sur son cheval, qu’il maniait par ailleurs avec dextérité. Au service de Louis XI depuis son adolescence, alors que celui-ci n’était encore que dauphin, Tristan l’Hermite, dans sa prime jeunesse écuyer du connétable de Richemont puis prévôt des maréchaux, incarnait aux yeux des sujets du roi l’image d’une justice sévère, souvent expéditive, mais rarement illégitime, qui inspirait aux truands de tout poil une crainte salutaire. Dévoué au roi comme un limier à son maître, ce silencieux volontiers taciturne ignorait la fatigue autant que la pitié et tout criminel pouvait être sûr qu’il le poursuivrait jusqu’à son expiation Du fond de ses orbites creuses dont des sourcils broussailleux accentuaient la profondeur, il posait sur les hommes un regard gris aussi dur que du granit.