– J’en étais sûre ! s’écria Léonarde indignée. Vous voulez repartir !
Fiora se tourna vers elle et l’enveloppa d’un regard si grave que la pauvre femme sentit qu’elle n’obtiendrait rien et que « son agneau » était fermement décidé.
– Oui. Je pars. Et cette fois à cheval, pour aller plus vite.
– Vous voulez rejoindre le cardinal ? Mais c’est de la folie ! N’avez-vous pas encore eu votre compte d’embuscades ?
– Je ne veux pas le rejoindre. J’ai l’intention de le rattraper, sans doute, mais aussi de le dépasser sans me montrer. Je ne lui fais qu’à moitié confiance...
– Et la bonne moitié c’est l’histoire de Villeneuve-Saint-André ? Mais pourquoi voulez-vous aller là-bas, puisqu’il vous suffit d’écrire ?
– L’abbé peut sans doute confirmer le récit du cardinal, mais il ne peut pas me décrire l’homme qui a perdu la mémoire. Il faut que j’y aille, comprenez-vous ? Florent m’accompagne, s’il y consent...
– Si j’y consens ? s’écria le jeune homme dont le visage s’illumina comme si le soleil venait de percer la nuit et de déverser sur lui ses rayons. Donnez vos ordres, donna Fiora ! Tout sera prêt à l’aube...
– Ils sont simples : deux chevaux solides et capables de couvrir de longues étapes.
– Vous ne voulez pas de monture pour les bagages ?
– Non. Nous ne devons pas nous encombrer, et je compte porter un vêtement d’homme. Allez dormir à présent. Nous partirons au lever du jour.
Fiora n’osait pas regarder Léonarde. Comme elle ne disait rien, elle crut que la vieille demoiselle s’abandonnait au chagrin, qu’il lui faudrait affronter des larmes, mais quand enfin elle la chercha des yeux pour lui offrir quelque consolation, Léonarde, bien loin de pleurer, lui jeta un regard furibond et quitta la chambre en claquant la porte. Le claquement d’une autre porte, presque immédiat, apprit à Fiora qu’elle venait de rentrer chez elle. Khatoun voulut s’élancer pour tenter de l’apaiser, mais Fiora la retint :
– Laisse-la bouder, ou même pleurer ! Demain son humeur sera meilleure et, de toute façon, je suis trop fatiguée pour passer cette nuit à discuter. Finissons ceci et dormons !
Ainsi fut fait, mais quand, dans la lumière incertaine du petit matin, Fiora vêtue du costume de page rapporté de Nancy ouvrit la porte de la cuisine pour y prendre son repas, la première chose qu’elle vit fut une paire de longues jambes bottées qui reliait la pierre de l’âtre au banc jouxtant la grande table. Au-dessus de ces jambes, se dressait une tunique de cuir et, au-dessus de la tunique, la figure mécontente de Douglas Mortimer. Léonarde, debout à quelques pas et les bras croisés sur sa poitrine, attendait de voir l’effet produit. Florent, le nez dans un bol, ne soufflait mot, mais ses yeux disaient assez qu’il aurait volontiers étranglé l’Écossais. Néanmoins, les premières paroles de Fiora furent pour Léonarde :
– J’aurais dû m’en douter ! fit-elle. Il a fallu que vous alliez le chercher ?
– Parfaitement ! Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais vous laisser courir les chemins avec un gamin comme seule protection ?
– Je ne suis plus un gamin ! protesta Florent furieux. Et je suis très capable de défendre donna Fiora en toutes circonstances...
– J’en suis persuadée, Florent, dit la jeune femme. C’est pourquoi, cher Mortimer, je ne vous ai pas informé de ce projet lorsque l’idée m’en est venue. Léonarde a eu tort de vous prévenir, elle vous a dérangé pour rien. Je veux partir, et vous ne parviendrez pas à m’en empêcher.
Mortimer se leva, étirant son long corps qui parut monter jusqu’aux solives joyeusement agrémentées de jambons, de chapelets d’oignons et de bouquets d’herbes sèches :
– Qui parle de vous en empêcher ? grogna-t-il. Vous êtes aussi têtue qu’un âne rouge, je le sais de longue date. Simplement, je vais avec vous...
– C’est impossible ! Vous savez bien que vous ne pouvez pas partir sans la permission du roi. C’est pourquoi je ne vous ai rien dit hier.
L’Écossais se pencha pour regarder la jeune femme sous le nez et ses paupières rétrécies ne laissèrent plus filtrer qu’un mince éclair qui, pour être bleu, n’en paraissait pas plus rassurant :
– Merci de votre sollicitude, ma bonne dame, mais vous n’oubliez qu’une chose : c’est qu’en constatant que vous alliez filer sans tambours ni trompettes avec votre cardinal, j’étais bien décidé à vous suivre, même s’il avait fallu retourner à Rome...
– A Rome ? Il n’en a jamais été question et...
– ... et voulez-vous me dire ce qui aurait pu empêcher della Rovere, une fois rendu chez lui, de vous donner une escorte pour vous reconduire à son bon oncle ? Avez-vous oublié le château Saint-Ange ?
– Les choses ont changé...
– Je crois bien qu’elles ont changé ! A présent, Rome est en guerre avec Florence. Vous goûtez décidément le métier d’otage... Inutile de discuter davantage sinon, Dieu sait quand nous partirons. Avalez quelque chose, et en route !
– Moi, je suis prêt ! s’écria Florent en sautant sur ses pieds avec un regard de défi à l’adresse de l’Écossais. Celui-ci poussa un soupir excédé et, appuyant sur l’épaule du garçon un index musclé, le fit rasseoir sur son banc :
– Toi, tu restes ici !
– Il n’en est pas question ! protesta Fiora. Je lui ai demandé hier soir de m’accompagner.
– Eh bien, demandez-lui à présent de garder la maison, fit Mortimer sans se démonter. Vous avez l’intention d’aller vite, me semble-t-il ?
– Bien sûr, mais...
– Mais je n’ai pas l’impression que ce garçon possède l’étoffe d’un centaure. Combien de temps peux-tu soutenir le grand galop, garçon ?
– Pendant quelque temps, tout de même. Quand je suis venu de Paris, j’ai bien marché...
– Venir de Paris représente une soixantaine de lieues. Nous devons en abattre près de deux cents. Donna Fiora, je le sais, peut soutenir le train que je lui imposerai. Toi, j’en suis moins sûr et, s’il faut te remettre en selle quatre fois par jour ou t’abandonner moulu dans une auberge, tu ne nous seras pas d’un grand secours...
– Je vois ! fit Florent hargneux. Vous voulez la tuer ?
– Non, mais elle veut aller vite, elle ira vite. Et puis je lui serai plus utile, crois-moi, car personne ne connaît les chemins de France mieux que moi. Enfin, je suis sergent de la Garde écossaise...
– On le saura !
– Oui, mais ce que tu ne sais pas c’est que, si Avignon appartient au pape, Villeneuve-Saint-André, situé juste de l’autre côté d’un grand pont, est au roi de France depuis Philippe le Bel ! Je peux, au cas où le légat d’Avignon nous chercherait noise, requérir les troupes du fort.
Furieux et désolé, Florent allait s’élancer vers la porte pour se jeter dans la campagne et y remâcher son chagrin quand Mortimer le rattrapa et l’entraîna près des chevaux qui attendaient tout harnachés :
– Ecoute ! Il faut que tu restes ici ! Olivier le Daim a tellement envie de cette maison qu’il peut s’en prendre à l’enfant. J’ai besoin de quelqu’un qui veille sur lui...
– Il y a Etienne ! Il n’est pas manchot !
– Non, mais il ne court sûrement pas aussi vite que toi. En cas d’agitation suspecte, il faudra quelqu’un pour galoper au Plessis. Tu iras voir Archie Ayrlie ! Il sait qui tu es, tu peux aller faire sa connaissance tout à l’heure. Il te prêtera main-forte sans hésiter. Deux hommes, d’ailleurs, surveilleront le manoir sans en avoir l’air...