Sachant qu’il souffrait de la mauvaise circulation du sang dans ses artères et de douloureuses hémorroïdes, elle pensa qu’une crise, peut-être, expliquait la contraction de son visage. Elle en fut même certaine quand, remuant sur ses coussins, il ne put retenir un bref gémissement, aussitôt suivi d’un mouvement de colère et d’une question.
– Par la Pâques-Dieu ! Où est-il, cet animal ?
– Qui donc, Sire ?
– Ce médecin byzantin... Comment s’appelait-il donc ? Ah oui : Lascaris ! Démétrios Lascaris ! Vous étiez très amis, je crois ?
– En effet, Sire.
– Alors vous devez savoir où il est ? Je n’ai pas compris pourquoi il n’était pas revenu vers moi après la chute de Nancy. Sa vengeance était accomplie avec la mort du duc Charles, et le jeune René de Lorraine n’avait pas besoin de lui. Alors ? Mon service ne lui convenait-il pas ?
– Le Roi ne le pense pas, j’imagine, car Démétrios aimait à le servir mais une... brouille s’était installée entre nous et il a préféré retourner à Florence. Où il se trouve toujours.
– Et moi, dans tout cela ?
– Il pensait sérieusement que le Roi n’avait plus besoin de lui. C’est un homme de grande modestie...
– Lui ? ricana Louis XI. Il est orgueilleux comme un paon. En tout cas, il ne devait pas agir ainsi. C’est moi qui souffre et pas lui. Puisque vous savez où il est, écrivez-lui de revenir ! La lettre sera portée par l’un de mes chevaucheurs...
– Sire, je lui ai déjà demandé de revenir avec moi, mais il a vieilli et craint les longs voyages. Peut-être parce qu’il a trop couru le monde. Et puis la mauvaise saison arrive. A son âge...
– Ouais ! Le roi de France, lui, peut endurer mort et martyre pendant qu’il se dorlote au soleil. Eh bien, écrivez-lui qu’il m’envoie de sa pommade miracle ! Je le ferai venir au printemps. Parlons de vous, à présent ! Vous êtes allée gambader avec mon mulet d’Ecosse ?
– Le Roi pense-t-il vraiment que gambader soit le mot approprié ? Nous avons fait un voyage long et fatigant et...
– Bon, bon ! Je retire gambader. Excusez-moi, donna Fiora ! Je suis de très méchante humeur !
Comme se parlant à lui-même, il expliqua alors que, si une trêve existait entre le couple Marie de Bourgogne -Maximilien d’Autriche et lui-même, le roi Edouard d’Angleterre, si parfaitement berné, mais payé, à Picquigny, entendait à présent appliquer une des clauses du traité : le mariage entre le dauphin et sa fille Elizabeth.
– Ce rat veut nous envoyer sa fille dès à présent pour conclure le mariage et recevoir les soixante mille livres que je dois payer par an pour la main de cette princesse... dont je ne veux pas. Fi donc d’une Anglaise sur le trône de France ! En outre, mon fils, à huit ans, est trop jeune pour se marier. Il me faut trouver un moyen de faire tenir Edouard tranquille.
– Et... le Roi a trouvé ce moyen ?
– Le temps ! Rien que le temps ! En outre, j’ai à
Londres un ambassadeur, Marigny, qui est habile homme. C’est bien le diable si à nous deux nous n’arrivons pas à jouer Edouard. D’autant qu’il a épousé une fille de petite noblesse et que son trône, guigné par son frère Gloucester[xii] n’est pas si solide qu’il le croit... Mais comment en sommes-nous venus à parler politique ? Nous en étions, je crois, à votre équipée à Villeneuve-Saint-André ? Il semblerait donc que le comte de Selongey, après avoir fui le château de Pierre-Scize, ait trouvé asile à la chartreuse du Val-de-Bénédiction ?
– Oui, Sire. Mortimer a dû vous le dire ?
– En effet. Il aurait profité d’un pèlerinage pour fausser compagnie aux bons pères ? Ce qui prouve, selon moi, qu’il avait perdu la mémoire beaucoup moins qu’on ne le pensait.
– Sire ! protesta Fiora scandalisée. Mon époux, jouer un tel rôle ?
– Et pourquoi pas ? A Villeneuve qui nous appartient, il pouvait craindre de n’être pas en sûreté.
– La chartreuse est lieu d’asile !
– Sans doute, mais vous êtes une enfant et vous n’imaginez pas combien de lieux d’asile sont peu sûrs dès que certains intérêts sont en jeu. Votre époux est un homme intelligent. En revanche, je suis surpris que votre séjour à Rome vous ait laissé tant d’innocence.
Fiora se sentit rougir et chercha une contenance en tordant le petit mouchoir qu’elle avait tiré de sa manche. Le roi ne faisait aucune allusion au cardinal della Rovere et semblait tout ignorer de l’aventure tragique dans laquelle il l’avait entraînée.
A nouveau le silence, troublé seulement par le crépitement du feu, s’établit entre eux. Louis XI caressait la tête de son chien favori et cherchait une gâterie pour l’un des épagneuls qui, après s’être étiré longuement, s’approchait de lui et se couchait à ses pieds...
– Les chiens sont les meilleurs amis, les plus sûrs, les plus fidèles que puisse avoir un homme. A plus forte raison un roi, soupira-t-il. A présent, auriez-vous une idée de l’endroit où messire de Selongey a pu se rendre ? Il semble que vous n’ayez pas cherché longtemps autour de Villeneuve ?
– Je pense que c’était inutile et j’espérais... j’espère encore qu’il se souviendra un jour de ce que je vis dans le voisinage du Roi. A moins qu’il n’ait choisi de partir au loin.
Se détournant, Louis XI prit sur une table un peu en retrait un message déplié dont le sceau rompu montrait qu’il avait été lu.
– Une chose est certaine : il n’a pas été à Venise. Le doge en personne nous écrit qu’aucun voyageur lui ressemblant n’a été vu dans la ville. Quant à ceux qui se sont engagés pour combattre le Turc sur les galères de la Sérénissime, la liste en est courte et aucun de ces hommes ne peut être le comte de Selongey.
– Bien ! soupira Fiora. Je remercie le Roi de la peine qu’il a bien voulu prendre...
– Pâques-Dieu, ma chère, laissez de côté ces phrases toutes faites ! Il m’importe autant qu’à vous de remettre la main sur ce brandon de discorde, capable de soulever à nouveau la Bourgogne que Charles d’Amboise est en train de pacifier...
– Le sire de Craon n’est-il plus gouverneur de Dijon ?
– C’est un bon serviteur, mais un imbécile, et j’ai besoin de serviteurs intelligents. De toute façon, nous allons reprendre les recherches pour retrouver votre époux...
– S’il vous plaît, Sire... n’en faites rien !
Les yeux vifs du roi, toujours à demi recouverts par leurs lourdes paupières, s’ouvrirent tout au large :
– Ne voulez-vous pas qu’on le retrouve ?
– Non, Sire. Si vos hommes le cherchent, il les fuira ...ou les tuera. Je veux... j’espère qu’il viendra vers moi de lui-même, sans qu’il soit besoin de lancer à ses trousses toute la maréchaussée du royaume.
– Il devrait être déjà là dans ce cas ?
– Ce n’est pas certain. L’idée m’est venue qu’en quittant Villeneuve, il a pu choisir de rester avec ces pèlerins qui l’ont aidé sans le savoir.
– Vous pensez qu’il a pu les suivre jusqu’en Galice ?
– Pourquoi pas ? La bure du pèlerin constitue la meilleure protection que puisse trouver un fugitif. Et puis, la route est longue. Cela laisse aux choses le temps de s’apaiser. Enfin, il fallait qu’il vive car, si j’ai bien compris, il ne lui restait pas un sou vaillant.