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– J’ai quand même bien envie de vous envoyer là-bas, lui dit un jour Fiora. Ce silence n’est pas normal. Me sachant malade, peut-être pourrait-on au moins demander des nouvelles ?

– Qui donc ? Aucun des habitants de la Rabaudière ne peut se lancer sur les grands chemins par ces temps de froidure. Et messire Philippe le petit a besoin de tout son monde...

C’était l’évidence même. Néanmoins, Fiora ne pouvait s’empêcher de penser que Douglas Mortimer qui, en bon Écossais, ne craignait ni tempête ni froidure, aurait pu faire le voyage de Paris... Et elle souffrait de cette indifférence. C’était comme si, en quittant sa maison de Loire, elle avait effacé du paysage jusqu’à son souvenir. Et elle avait tellement hâte de repartir, à présent, qu’il lui semblait que le bébé attendu ne viendrait jamais...

Passé le temps des étrennes et celui de l’Epiphanie, les jours parurent se traîner plus misérablement encore. Léonarde souffrit de rhumatismes et la moitié des choux que l’on avait en réserve se transformèrent en cataplasmes. Le froid heureusement ne fut pas trop rigoureux, mais quand la neige fondit, la Seine commença à grossir. De la fenêtre de leur salle, les deux femmes la regardèrent monter lentement à l’assaut du verger, puis du jardin, et finalement de l’escalier. Une marche, une autre marche... La cave se remplit d’eau, ce qui ne risquait pas de porter tort aux futailles, mais aux autres provisions, et Florent employa une nuit entière à déménager le saloir, les jambons, puis les pommes et les poires mises au fruitier, pour leur éviter un naufrage total. Il en était même à envisager d’emporter les meubles dans les vignes et de conduire les deux femmes chez l’ermite du mont Valérien quand, brusquement, en quelques heures et comme un baquet dont on a enlevé la bonde se vide d’un seul coup, le flot boueux se retira. Le verger cessa d’être une plantation de plumes d’oie dans de l’encre grise pour retrouver ses assises. Des assises boueuses, spongieuses, mais qui, tout de même, ressemblaient à de la terre ferme.

On eut d’autres alertes, lorsque à la fin de l’hiver des rafales de pluie secouèrent les arbres et en arrachèrent des brindilles. Florent vivait assis sur la berge, l’œil rivé au niveau du fleuve. Quant à Fiora, qui atteignait un maximum de circonférence, elle en venait à nier tout danger en vertu de cet adage antique qui veut que ce que l’on nie n’existe pas. Mais il était impossible de nier les douleurs de la pauvre Léonarde et, alors qu’elle était censée s’occuper de la future mère, ce fut celle-ci qui passa de longues heures à soigner ses jointures douloureuses. Elle finit même par oublier son état : elle et ses deux compagnons se trouvaient enfermés au cœur d’une bulle de chaleur et de sécheresse qui voguait sur un flot instable dont on ne pouvait savoir s’il n’allait pas, tout à coup, les engloutir à jamais.

Et puis, d’un seul coup, tout rentra dans l’ordre. Aux derniers jours de mars, le printemps fut exact au rendez-vous. Des pousses, vite changées en boutons, surgirent sur les arbres fruitiers, et la boue laissa percer de minces lames vertes qui annonçaient l’herbe. Fiora pensa alors que l’enfant n’allait plus tarder. En effet, dans la nuit du 4 au 5 avril, elle ressentit des douleurs, peu violentes, mais assez rapprochées pour lui faire appeler Léonarde qui, de son côté, réveilla Florent, chargé de rallumer le feu dans la cuisine et de mettre de l’eau à bouillir tandis qu’elle-même préparait tout ce qui était nécessaire. Depuis longtemps déjà, une grande corbeille avait été accommodée pour servir de berceau.

Tout alla infiniment plus vite que l’on ne s’y attendait et c’est tout juste si la grande marmite eut le temps de chauffer : une demi-heure après avoir poussé son premier gémissement, Fiora stupéfaite donnait le jour à une petite fille. Elle ne ressentait aucune fatigue et, pour un peu, elle aurait quitté son lit pour aider Léonarde à s’occuper du bébé.

– J’ai tant souffert pour mon petit Philippe ! Est-il vraiment possible de mettre un enfant au monde en si peu de temps ?

– La preuve ! fit Léonarde en riant. La venue d’un premier enfant est toujours assez longue, mais notre petite demoiselle avait, semble-t-il, grande hâte de voir le jour. Oh, mon agneau, elle vous ressemble tellement !

Et Léonarde qui venait de finir d’emmailloter la petite fille se mit à pleurer en la berçant dans ses bras. Florent, arrivant avec des bûches pour le feu, en laissa choir son bois.

– Pourquoi pleurez-vous ainsi, dame Léonarde ? L’enfant n’est pas...

– Non, non, elle va très bien, mais elle vient de réveiller tant de souvenirs ! Vous n’étiez pas beaucoup plus vieille, Fiora, quand on vous a mise dans mes bras pour la première fois, et il me semble que tout recommence !

– Grâce à Dieu, les circonstances ne sont pas les mêmes, dit Fiora doucement.

– Elles sont moins tragiques, sans doute, mais presque aussi tristes. Cette petite fille ne vous donnera pas davantage le nom de mère que vous ne l’avez donné à la vôtre.

A leur tour, les yeux de Fiora s’emplirent de larmes. Elle réalisa que, jusqu’à l’instant de son premier cri, l’enfant qu’elle portait lui était apparu comme une gêne, une punition et même un danger, puisqu’il risquait d’élever une infranchissable barrière entre elle et l’homme qu’elle aimait. Elle ne l’avait pas attendu avec la même joie, le même orgueil que son petit Philippe. Mais à présent, ce n’était plus une abstraction : c’était un petit être vivant, la chair de sa chair, le sang de son sang et quand Léonarde, doucement, vint le déposer au creux de son bras, ce fut avec une vraie tendresse, un véritable amour qu’elle posa ses lèvres tremblantes sur la minuscule tête ronde où de légers cheveux bruns formaient comme une petite crête...

– Oh Léonarde, balbutia-t-elle, qu’allons-nous devenir ? Comment ai-je pu penser un seul instant à m’en séparer ? Je l’aime déjà...

– Moi aussi, et je vous demande pardon d’avoir, à cette heure qui devrait être heureuse, donné libre cours aux sentiments que je me suis efforcée de vous dissimuler durant tout ce temps. Et pourtant, je ne savais pas que ce serait une fille. Mais là... tout a débordé d’un seul coup.

– Vous pensiez à ma mère. Et moi, à présent, j’y pense aussi. Comme elle a dû souffrir en sachant qu’elle allait quitter ce monde en m’y laissant !

– Ce ne sera pas la même chose pour vous. Cette enfant vous connaîtra et, même si elle ne sait pas que vous êtes sa mère, je suis sûre qu’elle vous aimera... Au fait, comment allez-vous l’appeler ? Il lui faut un nom florentin puisqu’elle est, en principe, la petite nièce de ce bon Agnolo.

– Cela coule de source : Lorenza... Lorenza-Maria en mémoire de ma mère.

En dépit des objurgations de Léonarde, Fiora refusa d’être séparée de sa fille. Jusqu’au lever du jour, elle la garda contre elle, lui murmurant des mots tendres, caressant tout doucement les mains minuscules et les petites joues rondes qui avaient la douceur et la couleur d’une pêche de vigne. Son cœur, pris par surprise, débordait d’amour et de chagrin. Et quand, au matin, Léonarde vint la lui enlever pour lui donner des soins et la nourrir d’un peu d’eau sucrée au miel, Fiora eut l’impression de perdre une partie d’elle-même.

– Vous me la rendrez tout de suite après, n’est-ce pas ?

– Non, Fiora. Vous avez besoin, vous aussi, de soins, sans parler du repos que vous vous êtes refusé. Lorenza va dormir un peu dans sa corbeille... mais je la mettrai tout près de votre lit, je vous le promets.

– Vous n’allez pas... faire prévenir tout de suite Agnolo et Agnelle, n’est-ce pas ? Vous allez me la laisser un peu ?