Le bonhomme s’était montré d’une exemplaire discrétion et, quand Fiora descendait au jardin alors que lui-même s’y trouvait, il sifflait son chien et s’éloignait en tournant le dos. La jeune femme entendait l’en remercier.
– Je quitte cette maison, lui dit-elle, pour n’y plus jamais revenir. Vous ne me reverrez donc plus, mais je désire avant de partir vous prouver ma gratitude pour le silence et la solitude que vous m’avez permis de respecter.
Le père Anicet regarda la mince silhouette noire, enveloppée d’un grand manteau dont le capuchon doublé de renard fauve cachait la moitié du visage, puis les cinq pièces d’or qu’une main gantée venait de déposer dans la sienne. Un court instant, ses paupières aussi fripées que celles d’une tortue se relevèrent sur des prunelles singulièrement vives pour un homme de cet âge :
– Je ne vous ai jamais vue, dit-il enfin. Tenez-vous vraiment à ce que je me souvienne que quelqu’un a habité cette maison ?
– Non. Je préfère que vous l’oubliiez, mais un peu d’or n’a jamais nui à personne.
– C’est juste ! Aussi, tout à l’heure, irai-je mettre un cierge à saint Leuffroy pour le remercier de l’aubaine trouvée grâce à lui dans cette maison vide...
Et, saluant gauchement mais serrant bien fort sa paume calleuse sur les pièces brillantes, il sortit de la maison et descendit en chantonnant jusqu’au fleuve pour y relever ses filets.
Un quart d’heure plus tard, les trois voyageurs s’éloignaient à leur tour et s’engageaient lentement sur l’étroit chemin bordant la Seine qu’ils allaient suivre jusqu’à Meudon pour, de là, rejoindre sans entrer dans Paris la grande route d’Orléans. Les croix du mont Valérien et les clochers de l’abbaye Saint-Leuffroy avaient disparu derrière les arbres d’un bois épais quand le soleil, bondissant comme un gros ballon rouge, s’élança dans le ciel gris et rose d’une aurore qui annonçait du vent.
La seule chose accordée par Fiora à Léonarde était que l’on n’irait pas trop vite. La vieille demoiselle avait allégué pour cela ses rhumatismes que l’humidité des jours derniers avait réveillés, sachant bien que, s’il n’était question que de sa propre santé, la jeune femme leur imposerait un train d’enfer. Aussi la journée était-elle avancée, trois jours plus tard, quand les voyageurs aperçurent le lourd donjon quadrangulaire, le clocher de Beaugency et la haute tour carrée de son abbatiale Notre-Dame.
Passée l’enceinte fortifiée – de justesse avant la fermeture des portes – ils virent que la ville était très animée, singulièrement la place du Martroi encombrée de valets, de chevaux et de chariots à bagages. Le tout débordait de la grande hôtellerie à l’enseigne de l’Écu de France où Fiora avait espéré descendre. Visiblement, l’établissement s’efforçait d’accueillir dans ses murs le train d’un grand seigneur.
– Qu’allons-nous faire ? dit Fiora. Il ne peut être question d’aller plus loin ce soir.
– Il n’y a que deux solutions, soupira Léonarde. Chercher une auberge moins agréable, ou demander l’asile pour la nuit aux moines de l’abbaye du bord de l’eau. Trouvez-nous cela, Florent, pendant que nous allons faire oraison dans la petite église que voilà. J’ai trop mal aux reins pour vous suivre dans vos recherches... Venez-vous, Fiora ?
Celle-ci ne répondit pas. Elle regardait avec intérêt un page, suivi de deux valets, qui transportaient l’un une cassette et les autres un coffre en direction de l’Ecu. Tous trois portaient le tabard aux armes de leur maître et, justement, ces armes-là, Fiora se souvenait de les avoir vues bien souvent lorsque ses pas étaient attachés à ceux du Téméraire : c’étaient, frappées de la barre sénestre signant la bâtardise, les grandes armes de Bourgogne. Elle n’eut pas le temps de se poser la moindre question à ce sujet : un homme de haute taille, portant avec élégance et majesté une large cinquantaine, venait d’apparaître, son chaperon à la main, sortant de l’église et salué très bas par le clergé de ladite église. Il n’avait qu’à peine changé en deux ans et Fiora, presque machinalement, mit pied à terre pour le saluer : c’était celui que toute l’Europe appelait le Grand Bâtard, Antoine de Bourgogne, autrefois le meilleur et le plus fidèle des chefs de guerre du Téméraire, son demi-frère, pour lequel il avait combattu jusqu’au bout. Prisonnier après la fatale bataille de Nancy, il avait très vite retrouvé sa liberté et on le citait comme l’un des plus chauds partisans du retour de la Bourgogne à la France.
Il reconnut Fiora du premier coup d’œil et, soudain souriant, s’avança vers elle les deux mains tendues :
– Madame de Selongey ? Mais quelle heureuse fortune me vaut de vous rencontrer ici ?
– La fortune des grands chemins, Monseigneur. Je rentre chez moi, en Touraine après un séjour à Paris.
– En Touraine ? Vous ? Ne devriez-vous pas être en Bourgogne ? Ou alors votre époux s’est-il enfin rallié ?
– Voilà plus de deux ans que je n’ai vu Philippe, Monseigneur. Le destin s’est plu à nous séparer...
– Mais comment cela ?
– C’est une longue et triste histoire, bien difficile à raconter sur une place publique...
– Sans doute... mais pas autour d’une table. Vous me ferez, je l’espère, l’honneur de souper avec moi ? Il semble que nous ayons bien des choses à nous dire.
– Ce serait avec un vrai plaisir, Monseigneur, mais nous venons d’arriver dans cette ville, dame Léonarde, un serviteur et moi-même, et il nous faut trouver un logement.
– Alors que j’encombre les meilleurs ? fit-il en riant. La chose peut aisément s’arranger. L’un de mes officiers sera enchanté de céder sa chambre à deux dames. Quant à votre valet, il fera comme les miens : il couchera à l’écurie. Non, non ! Vous ne m’échapperez pas. Je vous tiens, je vous garde !
Et, tandis qu’un écuyer recevait l’ordre de guetter le retour de Florent, Fiora et Léonarde pénétrèrent dans l’hostellerie où l’une des meilleures chambres leur fut aussitôt offerte.
– Comme il est intéressant de posséder de hautes relations ! commenta Léonarde. Les voyages s’en trouvent agrémentés.
– Tout dépend des relations. Nous n’avons guère eu à nous louer d’avoir connu le cardinal della Rovere... et vous n’avez jamais rencontré le pape !
– Ne croyez pas que je le regrette ! En tout cas, je me demande vraiment ce que fait ici ce grand seigneur bourguignon.
Fiora l’apprit une heure plus tard tandis qu’assise en face de lui, elle dégustait un pâté de brochet, l’un de ses plats préférés. Ils soupaient seuls, servis par l’un des pages qui prenait les plats à mesure que l’aubergiste les faisait monter et les portait sur la table. Devinant, en effet, que son invitée pouvait avoir certaines confidences à faire, il avait choisi ce soir-là de la recevoir seule à sa table, ce dont Fiora lui fut reconnaissante. Pour la mettre en confiance, le Grand Bâtard Antoine commença par expliquer sa présence : il se rendait au château du Plessis-Lès-Tours pour remercier le roi qui non seulement l’avait confirmé dans la possession de ses terres bourguignonnes annexées à ce jour, mais les avait augmentées.
– Je ne crois pas, ajouta-t-il, avoir mal choisi en reconnaissant Louis de France comme suzerain. Si ma nièce Marie avait décidé de régner seule sur les États de Bourgogne, j’aurais mis avec joie mon épée à son service, mais faire entrer dans l’empire allemand cet autre empire qu’étaient les possessions des Grands Ducs d’Occident, je ne peux l’admettre. Bourgogne est née de France, ses princes descendaient de saint Louis et les fleurs de lys ne peuvent servir de pâture aux aigles allemandes. En outre, Maximilien n’est qu’un oison décoratif alors que le Valois est un grand souverain, même avec tous ses défauts et même s’il est beaucoup moins décoratif. Il serait temps que Selongey s’en rende compte...