Выбрать главу

– Je ne suis pas certaine qu’il y parvienne jamais, Monseigneur, et j’ai bien peur de ne pas être étrangère à cet état d’esprit.

– Vous me disiez en effet ne pas l’avoir rencontré depuis deux ans ? Que s’est-il donc passé ? Vous disposez à présent du temps nécessaire pour me conter cette longue histoire, et croyez que je ne suis poussé par aucune curiosité déplacée, mais bien par l’amitié que j’ai toujours portée à votre époux et par l’estime qu’au cours de cette dernière année si terrible j’ai conçue pour votre courage. Quel âge avez-vous, donna Fiora ?

– Vingt et un ans, Monseigneur.

– J’en ai cinquante-huit. Je pourrais être votre grand-père et, si je tiens à le souligner, c’est pour que vous sachiez que vous pouvez attendre de moi compréhension... et indulgence.

– J’en aurai besoin car si nous nous sommes séparés, à Nancy, Philippe et moi, je crains d’en être la responsable. Alors que j’espérais en avoir fini avec une séparation qui n’avait que trop duré, il ne songeait qu’à m’enfermer à Selongey pendant qu’il continuerait à se battre pour Madame Marie. Je ne l’ai pas supporté et...

– Et la séparation s’est éternisée. Je vous ai promis indulgence, ma chère enfant, mais la femme est avant tout la gardienne du foyer. Madame Jeanne-Marie, ma belle épouse, n’a guère quitté, durant ces années difficiles, notre château de Tournehem qui lui vient de son père. Elle y a élevé nos enfants... mais je vous demande excuses : c’est à vous de parler et peu vous importent les histoires d’un vieil homme.

Ainsi mise en confiance, Fiora parla longtemps, sans chercher à minimiser ses torts envers son époux, mais en prenant soin tout de même de passer sous silence l’aventure passionnée vécue avec Lorenzo de Médicis et ses conséquences récentes. Son histoire s’arrêta à la chartreuse du Val-de-Bénédiction...

– La trace de Philippe s’efface au seuil du couvent et nul n’a pu me dire ce qu’il est devenu. Vous l’avouerai-je : je crains fort qu’il ne soit perdu à jamais. A-t-il suivi les pèlerins jusqu’au bout ? Est-il revenu avec eux ? Mais ensuite, où serait-il allé ? Quelqu’un aura-t-il eu pitié de cet homme sans mémoire ? La pensée qu’il ait pu mourir de misère sur quelque chemin perdu a hanté mes nuits bien souvent... mais où chercher à présent ?

Le page serveur ayant été renvoyé depuis un moment, le Grand Bâtard emplit la coupe de Fiora, se servit et, plongeant dans les grands yeux couleur de nuage son regard souriant :

– Pourquoi pas à Bruges ? proposa-t-il.

– A Bruges ? Mais il y a longtemps qu’il a quitté cette ville.

– Une excellente raison pour y revenir. C’est une fort belle cité, qui vous plairait, je pense...

Le cœur serré, Fiora, déçue et vaguement indignée, posa sur lui un regard assombri.

– C’est mal, Monseigneur, de vous moquer de moi.

– Mais je ne me moque pas de vous. Je considère même notre rencontre comme plus heureuse encore que je ne le pensais, et Dieu doit y être pour quelque chose. Je peux vous assurer, de source sûre, que Selongey se trouvait à Bruges à la Noël dernière.

– Ce n’est pas possible ?

– Pourquoi donc ? Quelqu’un qui me touche de près l’y a vu à la cour de la duchesse et lui a même parlé. Je vous assure qu’il semblait en pleine possession de sa mémoire, encore qu’il n’ait pas été très loquace, à ce que l’on m’a dit.

– Mais qui l’a vu ? Cette personne a pu être abusée par une ressemblance.

– Il aurait fallu pour cela ne pas le connaître. Or, Mme de Schulembourg, qui est la belle-mère de ma fille Jeanne et la meilleure amie de mon épouse bien que nous ne soyons plus dans le même camp, connaît Selongey depuis l’enfance. Elle l’a trouvé pâle et sombre et je dois dire qu’il n’a guère répondu à ses questions. Il est vrai que la chère dame est assez bavarde, mais je peux vous assurer que c’était bien lui.

– Philippe à Bruges ! balbutia Fiora sidérée. C’est invraisemblable...

– Peut-être, mais cela est ! Mme de Schulembourg a été si fort impressionnée par cette rencontre qu’elle s’est hâtée de venir à Tournehem pour la conter à mon épouse. Vous savez qu’il y a trêve, en ce moment, entre le couple Marie-Maximilien et le roi Louis ? Les rencontres sont donc facilitées... Mais qu’avez-vous ?

Renversée dans les coussins qui garnissaient son siège, Fiora, le nez pincé, les yeux clos et les joues pâles, semblait en train de perdre connaissance. En fait, elle luttait contre deux sentiments contradictoires : la joie et la colère. La joie pour cette certitude que Philippe était redevenu lui-même, la colère parce qu’à peine sorti du cauchemar qui avait failli l’ensevelir, il n’avait rien eu de plus pressé que de courir rejoindre sa précieuse duchesse ! Et cela signifiait sans doute que jamais il ne reviendrait vers elle et qu’il avait définitivement tourné la page où s’inscrivait le nom de Fiora...

Une fraîcheur sur son front l’incita à rouvrir les yeux. Antoine de Bourgogne était en train de lui bassiner les tempes à l’aide d’une serviette mouillée, étreint d’une inquiétude si visible qu’elle la fit sourire :

– Grand merci, Monseigneur, mais ce n’est rien... Rien que la joie ! C’est Dieu en effet qui m’a fait vous rencontrer.

– Je le crois aussi, mais buvez donc un peu de ce vin d’Espagne dont j’emporte toujours quelques flacons lorsque je voyage ! Il vous fera du bien et le Seigneur n’y verra pas d’inconvénients.

Fiora but, mais, comme sa colère s’en trouvait augmentée, elle demanda la permission de se retirer, alléguant un besoin de repos trop naturel. Courtoisement, le prince la reconduisit jusqu’à sa porte, en la tenant par la main.

– Ferons-nous route ensemble demain, puisque nous suivons le même chemin ?

Cette simple question modifia sur-le-champ les projets immédiats de Fiora qui, d’ailleurs, ne savait plus très bien où elle en était l’instant précédent.

– Non, Monseigneur, et j’en ai regret, mais je veux me rendre à Bruges. En revanche... si Votre Seigneurie voulait bien faire raccompagner dame Léonarde jusqu’à mon manoir de la Rabaudière, je lui en serais infiniment reconnaissante. Elle souffre de douleurs trop vives pour supporter à nouveau un long voyage...

– Avec plaisir, mais croyez-vous prudent de vous lancer ainsi sur les grands chemins ?

– Mon serviteur me suffira comme garde, et je ne compte pas être longtemps absente.

Il fut plus difficile de faire accepter à Léonarde ce changement de programme. La vieille demoiselle jeta feux et flammes, adjurant « son agneau » de renoncer à ce projet insensé, mais elle connaissait trop la jeune femme pour ne pas savoir que rien ne modifierait sa décision et qu’elle était prête à faire au besoin le tour de la terre pour mener à bien son projet quelque peu vengeur.

– Vous êtes contente, mais vous êtes encore plus en colère, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

– C’est vrai ! Il est grand temps que Philippe se souvienne que j’existe et qu’il lui faut choisir, et sans plus tarder, entre sa duchesse et moi !

– Il n’est jamais bon de poser un ultimatum à un homme, surtout de ce caractère. Vous regrettiez déjà suffisamment le dernier.