– Allons donc ? Est-ce qu’elle aimait Lorenzo, jadis ? Et pourtant elle est à lui, maintenant !
– Je ne suis à personne... qu’à un souvenir ! s’écria Fiora à bout de patience. Peut-être, en effet, devais-je quelque chose à ton cousin, mais à toi je ne dois rien !
Alors, cesse de m’importuner et va-t’en ! Retourne auprès des tiens ! Je ne veux plus te voir ni t’entendre.
Une brusque poussée de colère empourpra le beau visage de Luca et embrasa ses yeux noirs :
– Jamais tu ne te débarrasseras de moi, Fiora ! Et par saint Luca, mon patron, je saurai bien t’amener là où je te veux !
– Ton saint patron était médecin. Demande-lui de te guérir, car tu es en train de perdre l’esprit. Ce sera plus sage !
Prenant le bras de Chiara, elle se dirigea vers Colomba que le bruit des voix avait réveillée depuis longtemps et qui suivait la scène avec la mine gourmande d’un amateur passionné de romans. Comprenant qu’il ne gagnerait rien en insistant davantage, Luca Tornabuoni alla rejoindre le cheval, attaché à l’un des anneaux de bronze du palais épiscopal. Le geste qu’il adressa au groupe formé par les trois femmes pouvait signifier un adieu aussi bien qu’une menace.
– Peux-tu me dire ce qui lui prend ? demanda Fiora en haussant les épaules.
– Va savoir ! Peut-être est-il sincère quand il dit qu’il ne t’a jamais oubliée, bien que Cecilia, sa femme, soit charmante. Je crois surtout que son attitude actuelle s’explique en trois points : il t’a revue, il sait que Lorenzo est ton amant... et il s’ennuie comme cela arrive quand on est riche, peu cultivé, et qu’on ne sait que faire de son temps. Prends garde, néanmoins : l’amour d’un enfant gâté peut devenir source d’ennuis. Surtout si tu décides de t’installer ici.
– Nous verrons bien ! J’ai toujours la ressource de regagner la France.
En rentrant au palais Albizzi, Fiora trouva un billet que l’on avait apporté pour elle dans l’après-midi. Il ne contenait que quelques mots, et elle rougit un peu en les lisant, sans pouvoir retenir un sourire :
« Je suis en mal de toi ! Reviens ! La statue est beaucoup moins belle que toi. Demain soir tu seras dans mes bras, sinon je viendrai te chercher moi-même. – L. »
Elle plia le billet et le glissa dans son corsage, d’un geste un petit peu trop nerveux. Chiara éclata de rire :
– Il te réclame ?
– Oui.
– Et... tu n’as pas vraiment envie de le faire attendre ?
– Non...
– La cause est entendue ! Demain nous t’accompagnerons jusqu’aux remparts, Colomba et moi, et je te donnerai deux valets pour le reste du chemin.
– Pourquoi ne viendrais-tu pas, à ton tour, passer quelques jours à Fiesole ?
– Plus tard peut-être... Lorenzo n’apprécierait pas ma présence et je n’ai pas envie de lui déplaire.
Le lendemain, dans la via Calzaiuoli, Fiora, Chiara et Colomba, venues acheter des tissus légers en vue des chaleurs de l’été, sortaient d’un magasin et rejoignaient les mules sur lesquelles veillaient deux valets quand la rue s’emplit d’une foule braillarde et gesticulante, armée de bâtons, de couteaux et d’objets divers, qui hurlait « Mort au Pazzi ! ... Justice ! ... Liberté ! ... A mort le Pazzi et la fille jaune ! »
– Seigneur ! gémit Chiara. Voilà qu’ils recommencent ! On dirait qu’ils en ont trouvé un autre !
L’effet des cris fut magique. En un clin d’œil, les éventaires furent retirés des boutiques, les volets claquèrent et il n’y eut plus personne.
– Peut-être ferions-nous bien de nous sauver aussi ? hasarda Colomba qu’un valet aidait à enfourcher sa monture. Mais Fiora, déjà en selle, ne l’écouta pas. Au contraire, elle fit avancer sa bête de quelques pas en direction de la foule.
– Reviens ! cria Chiara inquiète. Tu vas te faire écharper !
– Regarde donc qui mène cette horde ! fit-elle en désignant de sa houssine le cavalier qui marchait en tête, tout en se retournant pour surveiller quelque chose. Chiara rejoignit son amie.
– C’est Luca ! souffla-t-elle stupéfaite. Qu’est-ce qui lui prend de jouer les meneurs ? Et un meneur singulièrement acharné !
En effet, la voix de Tornabuoni semblait donner des ordres :
– Pas maintenant ! Il ne faut pas les tuer maintenant ! On les égorgera sur le tombeau de Giuliano et on portera leurs têtes à mon cousin Lorenzo !
Une bruyante approbation salua ces paroles féroces qui soulevèrent de dégoût l’âme de Fiora. Jamais elle n’aurait imaginé que son ancien amoureux pût cacher sous un visage de dieu grec l’âme noire et les appétits de ces mêmes Pazzi qu’il voulait égorger. Résolument, elle alla au-devant de lui et mit sa mule en travers de la rue. Chiara suivit et les deux valets firent de même, abandonnant la pauvre Colomba persuadée que les jeunes femmes allaient être massacrées et invoquant les saints du Paradis avec force cris et larmes.
– Ceci est sans doute une des formes de ton courage ? lança Fiora méprisante quand elle fut assez près pour se faire entendre. Qui prétends-tu égorger ?
– Tiens ? Fiora ? Je croyais que tu ne voulais plus m’adresser la parole ? fit Luca avec un sourire qu’elle jugea affreux.
– Ce n’est pas à toi que je parle : c’est à un assassin en puissance...
Soudain, elle devint blême car elle venait de reconnaître les deux malheureux, un homme et une femme, que des brutes faisaient marcher de force en dépit de leur évidente faiblesse. Ils étaient couverts de poussière, déguenillés, et du sang marquait leurs figures. Mais c’étaient incontestablement Carlo Pazzi et Khatoun. Avec un cri d’horreur, Fiora poussa sa mule dans la foule sans souci de ce que les sabots de l’animal pouvaient écraser. Comme Chiara et ses valets suivaient, on s’écarta, d’autant que certains chuchotaient sur son passage : « C’est la Fiora !... la douce amie de Monseigneur Lorenzo... »
Arrivée devant les deux victimes qui, à bout de forces, s’étaient laissées tomber à genoux, elle sauta à terre et saisit Khatoun dans ses bras. Et comme l’une des brutes tentait de l’en empêcher, elle lui jeta au visage :
– Touche-moi seulement et tu seras pendu ! Cette jeune femme n’a jamais été une Pazzi. Elle s’appelle Khatoun, elle est tartare et c’est mon esclave.
Puis, se retournant telle une furie vers Luca qui s’était approché :
– Ne me dis pas que tu ne l’as pas reconnue ? Tu l’as vue cent fois chez mon père !
– Oh, c’est possible ! grogna-t-il, mais que fait-elle avec celui-là ? Tu ne me diras pas que ce n’est pas un Pazzi ? C’est le lamentable Carlo, l’avorton que la famille cachait avec tant de soin. Je l’ai reconnu tout de suite quand je l’ai vu franchir le pont avec la fille.
– Parce que c’est toi, la cause de tout cela ?
– Bien sûr ! Aucun Pazzi ne doit rester vivant sur cette terre qu’ils ont souillée, lança-t-il d’un ton grandiloquent. Je reconnais que j’ai pu commettre une erreur avec ton esclave, alors je te la rends. Emmène-la et laisse-nous en finir avec l’autre !
Chiara s’était déjà emparée de la pauvre petite et ses valets la portaient dans la boutique d’un apothicaire qui venait de s’ouvrir pour elle. Le malheureux Carlo faisait peine à voir. Ses longues jambes grêles repliées sous lui, les yeux clos et le visage couleur de cendre, il respirait avec peine et seule la poigne de ses bourreaux l’empêchait de s’écrouler. Fiora comprit que le combat n’était pas fini :
– Il n’est pas question que toi et tes... amis disposiez seuls de cette vie. C’est à Monseigneur Lorenzo qu’il faut conduire ce malheureux.
– J’ai déjà dit qu’on lui porterait sa tête.