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Derrière son guide, Fiora perdit le sens de la direction. On monta des escaliers, on suivit des galeries et de vastes salles tendues des plus belles tapisseries parfilées d’or qu’elle eût jamais vues. On descendit dans un jardin où un cyprès dominait une grande quantité de rosiers. On aperçut de grandes volières et, finalement, on aboutit à une construction isolée par un mur et dont les vastes toits et les tourelles étaient revêtus de tuiles vertes. Au-dessus flottaient des bannières vivement colorées. Jardins, cours et bâtiments bruissaient d’une grande quantité de serviteurs.

– Ce palais est immense ! remarqua Fiora. Bien plus vaste qu’il n’y paraît de prime abord !

– C’est à cause de la porte, qui est de peu d’aspect, mais le défunt duc Philippe estimait que, comme l’entrée du Paradis, celle de son palais devait être étroite pour plus de sécurité. Nous voici arrivées : ceci est l’Hôtel vert, ainsi nommé à cause de la couleur de ses toits. Madame Marie trouve le palais trop vaste et apprécie une demeure un peu plus intime...

Intime peut-être, mais tout aussi fastueuse que le reste. Si les guerres du Téméraire avaient ruiné sa famille et la Bourgogne, il n’y paraissait guère dans cette demeure où tout était d’un luxe extrême. Mme d’Hallwyn jouissait visiblement de la surprise de sa compagne :

– Encore n’aurez-vous pas l’occasion d’admirer les « baignoireries ». Elles sont uniques et l’on y trouve, outre des salles de bain, des étuves à vapeur chaude et des pièces de repos qui sont les plus agréables du monde. Mais nous arrivons.

Un instant plus tard, dans une galerie largement éclairée par de hautes fenêtres ogivales à vitraux de couleurs vives, Fiora saluait profondément une jeune femme assez grande et qui devait avoir à peu près son âge. Elle dut reconnaître, même si cela ne lui causait aucun plaisir, qu’elle était charmante : mince et gracieuse, Marie de Bourgogne possédait une peau d’une éclatante blancheur, un petit nez, de beaux yeux vivants d’un brun léger et une abondante chevelure d’un ravissant châtain doré qu’une coiffe de velours vert et de mousseline blanche contenait mal. De toute évidence, elle devait ressembler à sa mère, cette Isabelle de Bourbon morte quand elle était enfant et qui avait été le grand, le seul amour du Téméraire. De celui-ci, elle avait la bouche charnue, marquée d’un pli d’obstination, et le menton en pointe arrondie qui donnait un peu à son visage la forme d’un cœur.

Elle considéra un moment la jeune femme à demi agenouillée dans sa révérence, avec une curiosité qu’elle ne se donna pas la peine de dissimuler.

– Je me suis souvent demandé si je vous verrais un jour, Madame, fit-elle d’une voix nette. Ainsi, vous êtes cette Fiora de Selongey qui fut si longtemps l’amie de mon père ?

– L’otage serait plus juste, Madame la duchesse. Ce n’est pas de mon plein gré que j’ai dû suivre Monseigneur Charles !

– Relevez-vous ! On me l’a dit, en effet... néanmoins, vous avez eu la chance de vivre dans son entourage... jusqu’à la fin.

– Votre Seigneurie peut dire jusqu’à la dernière minute. J’ai vu le duc, au matin de Nancy, monter son cheval Moro et s’éloigner dans la brume vers sa dernière bataille. J’ai eu aussi le privilège d’assister à ses funérailles...

Tandis qu’elle parlait, le visage un peu figé de Marie s’animait, se colorait :

– Pourquoi n’être pas venue plus tôt ? Dieu ! J’aurais tant de questions à vous poser, tant de choses à vous dire ! Mon père, je le sais, estimait votre courage...

– Mon époux n’a jamais exprimé le désir de me conduire auprès de Votre Seigneurie, et je ne cache pas qu’un assez grave différend s’est élevé entre nous. Mais ceci est de peu d’importance à présent et, comme je ne veux pas retarder trop longtemps la chasse...

– C’est vrai, mon Dieu, la chasse ! Madame d’Hallwyn, veuillez dire à mon seigneur-époux qu’il parte sans moi. Je ne chasserai pas aujourd’hui.

– Mais, coupa Fiora, il est inutile que Votre Altesse se prive...

– Je peux chasser chaque jour s’il me plaît. Aujourd’hui, je préfère parler avec vous... à moins que vous ne préfériez vous installer dans ce palais pour quelques jours ?

– Non, Madame la duchesse ! Je vous rends grâces, mais, si mon époux ne se trouve pas à Bruges, je repartirai demain.

A nouveau, Marie de Bourgogne scruta le visage de sa visiteuse, y cherchant peut-être le reflet d’une émotion qu’elle ne trouva pas.

– Venez avec moi ! Il faut vraiment que nous causions. Suivant la duchesse, Fiora traversa une grande chambre somptueusement meublée où deux dames de parage, aussitôt plongées dans leurs révérences, s’affairaient à ranger du linge et des coiffures, puis gagna une petite pièce tendue de velours rouge à crépines d’or qui lui rappela, en réduction bien sûr, le grand tref d’apparat du Téméraire où elle avait rencontré le prince pour la première fois. L’ameublement s’en composait surtout de livres, d’un écritoire et, devant la cheminée en entonnoir, d’une bancelle garnie de coussins sur laquelle Marie vint s’asseoir en attirant Fiora auprès d’elle.

– Philippe de Selongey est un homme peu bavard, soupira-t-elle, et je n’ai pas compris grand-chose à votre histoire à tous deux, mais, comme je ne veux pas forcer vos confidences, dites-moi seulement depuis combien de temps vous n’avez pas vu votre mari ?

– Depuis deux ans, Votre Seigneurie. La vie s’est plu à nous séparer sans cesse et j’en ai beaucoup souffert. C’est pourquoi je voudrais tant le retrouver.

– Qu’est-ce qui a pu vous faire penser qu’il était ici ?

– Monseigneur le Grand Bâtard Antoine, que j’ai rencontré par hasard.

Un éclair de colère traversa le regard brun et la jolie bouche ronde se serra :

– Mon bel oncle qui, à peine mon père porté en terre, s’est hâté de rejoindre mon cher parrain, le roi Louis ! Nous formons en vérité une étrange famille où le parrain dépouille sa pupille et où les meilleurs amis de son père l’aident dans cette entreprise...

– Monseigneur Antoine pense que ce qui fut terre de France doit redevenir terre de France. Il est fort dommage que Votre Seigneurie n’ait pu épouser le dauphin Charles. Elle eût fait une grande reine...

– M’imaginez-vous épouser un enfant de huit ans ? s’écria Marie en riant. Evidemment, il était tentant de régner sur la France, mais je ferai, du moins je l’espère, une bonne impératrice d’Allemagne. Ceci dit, ce que l’on vous a rapporté est vrai : messire Philippe était ici à la Noël. Je suppose que c’est par Mme de Schulembourg que le Grand Bâtard l’a su ? Elle est fort amie de sa femme...

– C’est elle, en effet. Puis-je à présent demander où se trouve mon époux ?

La duchesse se leva et accomplit deux ou trois fois le tour de la pièce avant de s’arrêter devant Fiora.

– Comment pourrais-je le savoir ? Il n’est resté que deux ou trois jours. Vous autres, Selongey, semblez incapables de demeurer en place un temps raisonnable.

– Où est-il allé ensuite ?

– Mais je n’en sais rien ! Et je n’ai même pas compris le motif de sa venue. Nous n’avons eu de lui qu’une figure longue d’une aune ! En pleine période des plus douces fêtes de l’année !

Fiora retint un sourire dédaigneux. Cette petite princesse avait beau porter en elle le sang bouillant du Téméraire, du diable si l’on s’en serait douté ! Avec son teint de lis, ses yeux rêveurs et ses robes taillées à l’allemande qui aplatissaient sa poitrine sous un paquet de broderies d’or et lui épaississaient la taille, elle n’évoquait en rien la légende tragique et grandiose qui auréolait le dernier des ducs de Bourgogne. Une figure longue d’une aune, en vérité ? S’attendait-elle à ce qu’un homme qui avait souffert tant d’épreuves vînt à elle la mine réjouie et prêt à danser aux bals de cour ?