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– Savez-vous quelque chose à ce sujet ? balbutia Battista devenu blême.

– J’en sais ce qui court les rues et les auberges de Bruges, d’où je viens. La duchesse Marie souhaite vivement que le duc René lui rende le corps de son père pour le faire enterrer à la chartreuse de Champmol, près de Dijon

– Vous étiez à Bruges ? Vous voyagez donc beaucoup, donna Fiora ?

– Plus que je ne le voudrais ! J’étais à Bruges en effet, car ayant rencontré le Grand Bâtard Antoine, j’ai appris de lui que l’on avait vu mon époux, à la Noël dernière, chez la duchesse. Voilà des mois que je cours après Philippe. J’ai été le chercher près d’Avignon et à présent, ne sachant plus que faire, je me rends à Selongey dans l’espoir d’y retrouver peut-être une trace... Mais laissons cela ! Je ne suis pas ici pour parler de moi, mais de vous. Avez-vous bien compris ce que je vous ai dit ? Les Colonna ont besoin de toutes leurs forces et Antonia a besoin de vous. Elle vous aime, je ne me lasserai pas de vous le répéter.

Battista releva sur Fiora un regard où brillait quelque chose qui rendit l’espoir à la jeune femme, surtout quand il demanda :

– Est-ce que... est-ce qu’elle chante toujours ?

– Les seules louanges de Dieu. Sa voix est le ravissement de San Sisto, mais je pense qu’elle préférerait mille fois fredonner des romances pour endormir... vos enfants !

Cette fois, le novice devint ponceau et détourna les yeux.

– Je vous remercie de ce que vous avez pris la peine de venir me dire, donna Fiora. A présent, voulez-vous me laisser ? Je voudrais... prier, réfléchir un peu.

– C’est trop naturel, et je vais de mon côté prier Dieu qu’il vous éclaire et vous guide dans la meilleure voie. Peut-être ne nous reverrons-nous plus, mais... je vous aime bien Battista Colonna !

– Je commence à le croire. Ah, j’allais oublier ! Où habitez-vous dans cette ville ?

– Toujours au même endroit. Dans la maison de Georges Marqueiz. Je pense y rester encore deux ou trois jours.

– C’est bien...

Sans rien ajouter, il alla s’agenouiller au pied du grand crucifix et, cachant sa figure dans ses mains, s’y abîma dans une profonde prière. Fiora le contempla un instant avant de quitter la salle basse sur la pointe des pieds.

Le soir venu, comme les habitants de la maison Marqueiz allaient passer à table, un serviteur apporta un billet pour Fiora :

« Vous étiez ce matin à la messe de l’aube à la collégiale, écrivait Battista. Voulez-vous faire demain le même effort et me rejoindre au même endroit ? Je vous en saurai un gré infini... »

Rien de plus mais, cette nuit-là, Fiora eut toutes les peines du monde à trouver le repos tant elle craignait de manquer le rendez-vous donné par son jeune ami. Aussi la nuit commençait-elle juste à s’éclairer du côté du levant quand, escortée de Florent qui refusait de la laisser courir les rues seule dans l’obscurité, elle monta les marches de l’église Saint-Georges. L’air était plus que frais, une pluie fine et persistante dégouttait des toits et faisait briller fugitivement les pavés sous la lumière jaune d’une lanterne sourde. Elle dut même attendre un moment qu’un sacristain mal réveillé vînt ouvrir le vieux vantail cependant que se répondaient, à travers la campagne environnante, les appels enroués de la nouvelle génération de coqs, tous leurs prédécesseurs ayant connu une fin tragique dans une marmite bourguignonne.

En entrant dans l’église, Fiora chercha des yeux le tombeau. Entre ses cierges éteints, il semblait sommeiller dans une solitude hautaine sur laquelle veillait la lampe qui ne s’éteignait jamais.

– Que faisons-nous à présent ? chuchota Florent impressionné malgré lui par la majesté du lieu.

– Nous allons assister à la messe, fit Fiora, même jeu, et vous, vous ne bougerez de votre place que lorsque je vous appellerai. C’est bien compris ?

– C’est assez clair, soupira-t-il résigné. Je ne bouge que si vous m’appelez...

Le son grêle d’une clochette d’argent annonça le prêtre qui marcha vers l’autel mal éclairé, abritant le Saint-Sacrement sous son étole verte ornée d’un galon doré. D’un même mouvement, Fiora et Florent s’agenouillèrent à même les dalles, et l’office commença.

Après l’Élévation, la jeune femme prit conscience d’une présence derrière elle. Se tournant légèrement, elle aperçut Battista, qu’elle faillit ne pas reconnaître car la robe blanche avait disparu, et avec elle la silhouette du novice. Le jeune homme qui se tenait là, modestement vêtu d’une tunique de drap gris usagée qu’une ceinture de cuir serrait à la taille, lui parut, sous cette pauvre vêture, plus superbe qu’un prince de roman – car prince il l’était de naissance. Elle dut faire appel à tout son empire sur elle-même pour ne pas lui sauter au cou. Elle avait réussi ! Battista quittait le couvent et peut-être que, dans quelques semaines, les portes de San Sisto s’ouvriraient devant une petite Antonia rose de joie. Ce bonheur serait son œuvre à elle, Fiora, qui n’avait jamais été capable de construire le sien, et ce fut d’un cœur plein de joie et de reconnaissance qu’elle reçut le corps du Christ.

La messe achevée, elle vint d’un geste tout naturel passer son bras sous celui du jeune homme pour marcher avec lui vers la sortie.

– Vous me donnez une grande joie, Battista... mais je vous vois mal équipé pour une longue route. J’espère que vous permettrez à votre sœur aînée de s’en occuper ? Ensuite, nous ferons un bout de chemin ensemble... au moins jusqu’en Bourgogne ?

– J’accepte volontiers car vous me voyez bien démuni, mais je ne crois pas que vous irez jusqu’en Bourgogne, donna Fiora.

– Pourquoi donc ?

– Je vous le dirai tout à l’heure. Pour l’instant, voulez-vous que nous allions, une dernière fois, prier au tombeau de Monseigneur Charles ?

Elle accepta d’un sourire et tous deux, suivis de Florent, se dirigèrent vers la chapelle. Les cierges étaient rallumés, la lampe brillait d’un éclat nouveau et un autre futur moine se tenait à la place exacte où Fiora avait, la veille, vu Battista. Mais celui-là semblait beaucoup plus grand et les épaules qui tendaient le grossier tissu blanc étaient larges et vigoureuses. De courts cheveux bruns casquaient une tête dont le port arrogant fit, sans qu’elle comprît pourquoi, battre plus vite le cœur de Fiora. Ensuite, tout se précipita.

Quittant son bras, Battista s’approcha de son ancien compagnon, ne dit rien, mais toucha son épaule. Alors, lentement, il se retourna et la main tremblante de Fiora chercha à tâtons l’appui d’un pilier. Ce moine, c’était Philippe-Droit devant elle dans cette robe qui l’allongeait encore et soulignait le dessin hardi de son visage dont le hâle était trop profond pour que l’ombre du monastère réussît à l’éclaircir, il la regardait, mais dans les yeux couleur de noisette que les flammes des cierges doraient, Fiora ne trouva aucune trace de la passion d’autrefois. Et quand, oubliant le lieu où elle était, emportée par son amour, elle voulut s’élancer vers lui, il étendit un bras pour la maintenir à distance :

– Non, Fiora. Tu ne dois pas m’approcher.

Elle resta là comme frappée par la foudre, ave^ l’impression que son cœur se brisait et que sa vie s’écroulait.

– Mais pourquoi ? ... pourquoi ? fit-elle d’une voix déjà lourde de larmes.

Il haussa les épaules et remit calmement ses mains au fond de ses larges manches :

– C’est l’évidence, me semble-t-il. Ce lieu ni ce vêtement ne permettent les effusions.

– Tu n’as pas toujours dit cela. As-tu oublié l’église Santa Trinita ? Tu te souciais peu de la sainteté du lieu, le matin où tu m’as appris ce que c’était qu’un baiser.