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– Mon Dieu ! souffla Fiora épouvantée. Mais qui a pu te dire pareille chose ?

– Un homme qui apparemment te connaît bien, un conseiller du roi, son barbier aussi, paraît-il... Ce qui ne m’étonne pas de ce triste sire !

– Olivier le Daim ! Ce misérable, qui me hait et a tenté de nous tuer Léonarde et moi, a osé te dire cela ? Et toi tu l’as cru ?

– J’ai failli l’étrangler, mais il a juré par tous les saints du Paradis qu’il disait la vérité et, comme il ajoutait que la maison en question lui appartenait désormais et que, si je le souhaitais, il m’y offrait l’hospitalité, je l’ai lâché et je me suis enfui en courant. Si j’étais resté, je crois que j’aurais fini par le tuer et par aller mettre le feu à ce maudit manoir...

– Que ne l’as-tu fait ? Tu nous aurais évité à tous deux bien des souffrances. En approchant de la Rabaudière tu aurais vu les fenêtres ouvertes et Léonarde au jardin avec notre enfant... Je jure que j’étais là ! D’ailleurs, si tu ne me crois pas, viens avec moi : le serviteur qui m’accompagne répondra à tes questions sans que j’ouvre la bouche ! Viens, je t’en supplie !

– Non... Je ne m’abaisserai pas à questionner un serviteur. Je préfère te croire !

Fiora regarda avec désespoir ce visage fermé, ce profil immobile qui se détachait avec une netteté de médaille sur les bleus et les pourpres d’un vitrail. Son cœur battait à se rompre, elle sentait qu’au lieu de le ramener à elle, chacune des paroles qu’ils échangeaient creusait un peu plus le fossé qui les séparait. Pour se donner le temps de réfléchir, elle murmura d’une voix sourde :

– Qu’as-tu fait ensuite ?

– J’ai repris mon bâton et ma route, je n’avais plus envie de vivre. Le fleuve était là qui me tentait, mais un chevalier, même réduit à la misère, n’a pas le droit de se donner la mort. Je pouvais servir encore et je me suis souvenu alors d’un parent de ma mère dont le château se situait près de Vendôme. S’il vivait encore, peut-être me donnerait-il ce dont j’avais tant besoin : un cheval, une épée et le moyen de rejoindre les Flandres afin d’y reprendre le combat pour la duchesse Marie...

– Je suppose que ton désir a été exaucé, dit Fiora puisqu’à Noël, Mme de Schulembourg t’a vu à Bruges. Je l’y ai vue aussi et elle m’a dit ce qui s’était passé. Je pense que tu aimais Madame Marie depuis longtemps...

Ce fut au tour de Philippe de s’étonner.

– Moi ? J’aime la duchesse depuis longtemps ? Ah, c’est vrai, ajouta-t-il avec un sourire dédaigneux, je la priais à genoux quand ce rustre d’Allemand qu’elle a épousé est entré, mais je ne la priais pas d’amour.

– Vraiment ?

– Sur mon honneur ! Je la suppliais de reprendre le combat pour notre Bourgogne envahie par les gens du roi. Je la suppliais de me confier une troupe solide et des armes. Ainsi, j’aurais soulevé la région de Selongey et, sans nul doute, les autres auraient suivi...

A expliquer son rêve, la lumière revenait dans ses yeux, cette lumière que l’amour de sa femme ne suscitait plus. Une constatation qui, en réveillant sa jalousie, suscita la colère de Fiora :

– Folie ! Jamais tu n’aurais réussi. Les frères de Vaudrey qui ont gardé la Comté Franche si longtemps ont été finalement vaincus. Tu l’aurais été, toi aussi, et cette fois tu ne serais pas redescendu vivant de l’échafaud.

– Et après ? gronda-t-il. Tu n’imagines pas à quel point je regrette de n’y être point mort. De toute façon, la duchesse ne voulait pas entendre ma prière car elle ne pense, elle ne voit, elle ne respire que par son époux, ce blondin frisé, cet Allemand que seules les Flandres et l’Artois intéressent.

– Tu n’es pas logique, dit Fiora froidement. Si tu avais réussi, c’est pour cet Allemand que tu te serais battu. C’est à lui que tu aurais apporté ta chère Bourgogne. Le Grand Bâtard, lui, n’a pas supporté de voir les aigles noires écraser les fleurs de lys. Tes fameux princes, jusqu’à celui qui dort ici, étaient des Valois, tout comme le roi Louis, et la mère de ta duchesse Marie était française. Tu ne referas pas l’Histoire à ton gré, Philippe de Selongey et, à présent, c’est à ton fils qu’il faudrait songer, à ton fils qui n’est pas du tout en train d’apprendre à tenir boutique !

Comme, cette fois, Philippe gardait le silence, Fiora, sentant qu’elle avait touché une corde sensible, voulut pousser son avantage :

– Crois-tu que le propre frère du Téméraire et son plus fidèle capitaine, crois-tu que des hommes comme Philippe de Crèvecœur, comme les Croy et tant d’autres se rallieraient au roi Louis s’ils ne voyaient en lui un souverain digne d’être servi ? Je ne t’en demande pas autant, mais reviens-nous, Philippe ! Tu ne seras pas contraint de vivre en Touraine. Nous irons à Selongey pour y passer, ensemble, les jours qui nous restent !

Ils avaient achevé le tour de la collégiale et retrouvaient le tombeau auprès duquel il n’y avait plus personne. Machinalement, Philippe ralluma un cierge qui s’était éteint...

– Je suis bien auprès de lui, Fiora ! Quand j’ai quitté Bruges écœuré par ce couple altéré de vie familiale et ne pensant qu’à chasser ou à donner des fêtes, j’ai voulu venir prier sur cette tombe pour demander à Monseigneur de m’indiquer la voie. J’avais soif de grandeur, de sacrifice. Et j’ai vu venir Battista dans sa robe de novice. J’ai compris que c’était la réponse que j’attendais. Je suis resté...

– Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’as jamais aimée ! s’écria Fiora dont les larmes coulaient de nouveau. Si tu m’aimais...

Alors, pour la première fois depuis de longues minutes, il la regarda et Fiora, à demi étranglée d’émotion, comprit qu’elle se trompait, que l’amour n’était pas mort. Lentement, Philippe étendit sur la dalle sa grande main nerveuse :

– Sur celui qui dort ici et sur la foi que je lui avais jurée, je n’ai jamais aimé que toi !

– Alors reviens, je t’en supplie ! Reviens avec moi ! J’étais en route pour Selongey, allons-y ensemble et nous enverrons chercher notre fils ! Je ne retournerai pas à la Rabaudière, mais viens, je t’en supplie ! Ne nous condamne pas tous les deux ! Nous pouvons être si heureux encore...

– Tu crois ?

– J’en suis sûre, mon amour...

Il y eut entre eux l’un de ces silences plus éloquents que toute parole parce qu’ils pansent les blessures et font naître l’espoir. Fiora n’osait pas bouger, attendant un geste, un sourire pour courir vers son époux.

– Alors, à ton tour tu vas jurer, ordonna Philippe. Tu vas jurer sur ce même tombeau et devant Dieu que tu n’as jamais été la maîtresse de Lorenzo de Médicis !

Le coup frappa la jeune femme si rudement qu’elle vacilla tandis que le sang refluait vers son cœur. La lumière qui venait de s’allumer s’éteignit. L’espoir s’évanouit... La tentation du faux serment n’effleura même pas Fiora : elle savait trop que le secret de la naissance de Lorenza pouvait lui échapper et que même les bruits venus de la lointaine Florence pouvaient atteindre un jour les oreilles de son époux.

– Eh bien ? s’impatienta Philippe.

Elle ne répondit pas, détourna les yeux pour fuir ce regard qui, à présent, flambait à la fois de colère et de chagrin.

– Je... je ne peux pas ! Mais...

– Pas de « mais » ! Adieu Fiora !

– Non !

Ce fut un cri déchirant, mais Philippe ne voulut pas l’entendre. Avec un geste qui repoussait la jeune femme dans les ténèbres du désespoir, il s’enfuit en courant et la porte de la collégiale retomba sur lui aussi lourdement qu’une pierre tombale.

Seule, désormais, Fiora se laissa tomber à terre, à genoux d’abord puis de tout son long, image désespérée de son cœur crucifié, comme si elle voulait s’intégrer à cette pierre froide, à ce tombeau sur lequel venait de se briser sa vie.