– A Paris d’abord, et en cela je n’ai pas menti. Puis à Suresnes, dans un petit domaine appartenant à mon vieil ami Agnolo Nardi, le frère de lait de mon père... J’y ai donné le jour à une petite fille dont Agnolo et son épouse Agnelle vont désormais s’occuper.
– Ah ! Nous y voilà ! s’écria le roi qui jaillit de son siège comme si un ressort y était caché et se mit à marcher de long en large devant sa cheminée. Une petite fille ! Et de qui cette enfant ? Ne prenez pas la peine de me le dire, je vais le faire pour vous : elle est de votre époux, Philippe de Selongey, qu’en dépit de ce que vous racontiez vous avez rejoint secrètement. Et c’est en cela que cette maudite lettre ne ment pas ! Vous avez bel et bien pris langue, comme vous l’annonciez, « avec des éléments rebelles », en d’autres termes votre cher époux, mais évidemment il vous était difficile de m’annoncer que vous étiez enceinte alors que j’ignorais où se trouvait ce démon de Selongey. C’est pourquoi vous êtes allée vous cacher... Vous voyez que je sais tout !
Abasourdie, Fiora se laissa tomber assise sur ses talons au mépris de tout protocole :
– Qu’est-ce que cette ânerie ? s’écria-t-elle avec plus de sincérité que de politesse. Moi, je me serais donné la peine de cacher la naissance d’une fille de mon époux ? D’une fille que j’ai nommée Lorenza-Maria ?
– Lorenza ?
– Bien sûr. Tous ceux qui m’ont approchée pourront vous le dire : non seulement cette enfant n’est pas le fruit de mon union avec un rebelle qui se cache, mais encore c’est à lui que je désire la dissimuler le plus ardemment... puisqu’elle est née de mes amours avec Lorenzo de Médicis. Je ne vous ai pas celé que j’ai été sa maîtresse ?
– En effet, mais...
– A l’heure qu’il est, mon époux n’ignore plus rien de mes relations avec Lorenzo et, comme il est à jamais perdu pour moi, je n’ai plus aucune raison de me priver de l’amour de ma petite fille et mon intention est de la reprendre.
– Il est donc vrai que vous avez rencontré le comte de Selongey ? Où ? Quand ?
– Il y a trois semaines environ, à Nancy, au prieuré Notre-Dame...
– Pâques-Dieu ! C’est donc là qu’il se cache ? Instantanément Fiora fut debout, relevée par une poussée d’orgueil.
– Si je l’ai dit au Roi, c’est parce qu’il ne se cache pas ! Il a choisi d’y vivre désormais pour pouvoir, chaque jour, prier au tombeau de Monseigneur Charles, dernier duc de Bourgogne et le seul maître qu’il ait jamais accepté. Un jour, peut-être prochain, il y prononcera des vœux perpétuels.
Lentement, Louis XI retourna vers son siège et s’y étendit à moitié, coiffant de ses deux mains les lions de chêne sculpté qui en formaient les bras. Il semblait plongé dans une profonde méditation. Puis :
– Il veut se faire moine, lui ? Ne vous aime-t-il donc plus ? ajouta-t-il avec une ironie cruelle qui blessa la jeune femme.
– J’aurais pu l’emmener avec moi, soupira-t-elle. Mais... c’était au prix d’un parjure.
– Lequel ?
– Il m’a demandé de jurer... devant Dieu que je n’avais jamais appartenu à Lorenzo. Je n’ai pas pu-Reprise par le souvenir de cet instant cruel, Fiora ne tourna même pas la tête lorsque la porte s’ouvrit à nouveau avec un léger grincement, mais aussitôt, un cri éclata :
– Mon agneau !
L’instant suivant, Fiora se retrouvait serrée dans les bras de Léonarde où elle se blottit avec une merveilleuse sensation de délivrance et d’apaisement :
– Léonarde ! Ma Léonarde ! ... Oh, mon Dieu !
– Je vous ordonne de vous séparer ! tonna Louis XI. Femme, je ne vous ai pas fait venir pour assister à une scène d’attendrissement, mais pour que vous répondiez à mes questions ?
– Moi, je vais vous en poser une, Sire, s’écria Léonarde. Que lui avez-vous fait pour la mettre dans cet état ?
Sidéré, Louis XI resta sans voix en face de cette vieille demoiselle qui osait l’interroger sur le ton qu’aurait employé le lieutenant du guet envers un tire-laine ramassé dans la rue.
– Pâques-Dieu, commère, vous oubliez un peu qui je suis ?
– Non... et vous êtes un grand roi. Mais elle, cette pauvre petite à qui tout bonheur semble refusé sur cette terre, elle est plus encore pour moi que si elle était la chair de ma chair ! Alors, posez les questions que vous voulez... mais ne nous séparez plus !
– Comment parvenir à la vérité ? marmotta le roi. Enfin ! Essayons toujours ! ... Et d’abord, que savez-vous de la petite fille née à Suresnes au début de ce printemps ?
– Ce que l’on peut en savoir, Sire. Elle s’appelle Lorenza. Cela dit tout !
– Soit, soit ! Passons à autre chose ! Avez-vous connaissance d’une lettre écrite, il y aura bientôt un an, par madame de Selongey à donna Catarina Sforza et, par elle, confiée à Sa Grandeur le cardinal-légat...
– A Monseigneur della Rovere ? Je pense bien ! Elle lui a donné assez de mal à ce pauvre ange...
– Alors, vous la reconnaîtrez facilement. La voici ! Léonarde, obligée de lâcher Fiora, prit avec respect la
lettre qu’on lui tendait, la lut, puis la rejeta aux pieds du roi avec dégoût...
– Pouah ! La laide chose que voilà ! J’espère, Sire, que vous n’avez pas cru donna Fiora responsable de ce papier déshonorant ?
– C’est son écriture, c’est son sceau et...
– Et c’est surtout l’œuvre d’un fameux faussaire ! Si vous le trouvez, sire, envoyez-le sur l’heure brancher au gibet le plus proche. Quant à celui qui vous a remis ce torchon, je vous conseille fort de le lui donner pour compagnon.
– C’est l’un de nos plus fidèles conseillers !
Sans la moindre retenue et à la grande frayeur de Fiora, la vieille demoiselle se mit à rire :
– Je gage que ce bon conseiller est votre Olivier le Daim... ou le Diable, comme disent les bonnes gens de par ici ?
– Le... Diable ? fit le roi en se signant précipitamment deux ou trois fois avant de baiser la médaille qui pendait à son cou.
– Il faut dire que le mot lui convient assez bien. En outre, il ferait n’importe quoi pour obtenir cette belle maison aux pervenches où nous avons été si heureuses. Il a même tenté de nous faire tuer !
– Laissons cela pour le moment. Prétendez-vous que cette lettre soit un faux ?
– Ma main au feu, Sire ! D’ailleurs... si vous voulez bien m’excuser, je reviens dans un instant.
Et, ramassant ses longues robes de velours prune, elle quitta la chambre royale aussi vite que le permettaient des jambes ayant perdu la jeunesse depuis longtemps, laissant le roi et Fiora aussi stupéfaits l’un que l’autre.
– Mais... où va-t-elle ? murmura la jeune femme, se parlant à elle-même plus que posant une question.
Et Louis XI. répondit, lui aussi avec un grand naturel :
– Là où je l’ai logée avec votre fils : dans l’appartement qui est celui de mes filles quand elles sont au Plessis, ce qui est rare.
Puis, soudain furieux :
– Vous ne me pensiez pas assez cruel, j’espère, pour jeter en prison un enfant de deux ans ?
Une grande joie inonda Fiora, lui faisant oublier ce que sa propre situation pouvait avoir d’incertain, et même de dangereux, avec un homme du caractère de cet étrange souverain. Son petit Philippe était tout près d’elle, peut-être réussirait-elle à obtenir la permission de l’embrasser au moins une fois ?
Le temps lui manqua pour s’interroger davantage. Léonarde revenait avec une liasse de papiers. Les délivrant du ruban qui les retenait, elle les offrit au roi avec une révérence, un peu tardive peut-être.
– Moi, Sire, expliqua-t-elle, je ne jette jamais rien. Surtout ce qui est écrit.