– De Rome. Il m’a aidée à fuir, de compte à demi avec la comtesse Riario. Dois-je te rappeler la lettre que je t’ai remise ? Tous deux souhaitaient désespérément que l’attentat échoue.
– Donna Catarina avait une raison, fit le Magnifique avec un haussement d’épaules. Elle aimait mon frère. Mais lui, quelle raison pouvait-il avoir ?
– Tu avais été bon avec lui au point de vouloir le confier aux soins de Démétrios. Il était persuadé que tu étais son seul ami dans cette ville.
L’entrée de Savaglio suivi des deux gardes qui portaient Carlo l’interrompit. Les yeux clos, le malheureux respirait avec peine et, sur sa maigre figure, le sang laissait en séchant des traînées noires. On l’étendit sur une sorte de banc garni de coussins. Avec son cou tordu qui l’obligeait à tenir sa tête penchée et ses longs membres grêles privés de vie, il ressemblait à un pantin désarticulé. Pleine de pitié, Fiora alla s’agenouiller auprès de lui en réclamant de l’eau fraîche, des linges, des sels, un cordial. Un valet apporta ce qu’elle demandait et joignit ses efforts à ceux de la jeune femme pour tenter de ranimer le malheureux. Debout derrière eux, Lorenzo, l’œil chargé de nuages, les regardait faire. Enfin, alors que l’on commençait à désespérer, le blessé exhala un profond soupir et ouvrit péniblement les yeux. Mais quelque chose brilla dans leur profondeur bleue en reconnaissant le visage penché sur lui.
– Fiora ! souffla-t-il. C’est un miracle ! Est-ce que... est-ce que vous allez bien ?
La question posée d’une voix enfantine mais touchante la fit sourire. A demi-mort, la première pensée de cet étrange garçon était de s’enquérir de sa santé.
– Très bien, Carlo... et grâce à vous. C’est un miracle en effet qui nous réunit, mais qu’êtes-vous venu faire ici ? Ne saviez-vous pas quel danger vous alliez courir ?
– Oh si ! Mais je ne pouvais plus rester à Rome. Le pape est enragé de fureur contre les Médicis... et contre vous. Il ne parle que de guerre ! Quant à moi, je n’étais plus que le vestige de ses espoirs défunts et j’aurais été tué si donna Catarina ne m’avait caché. C’est elle encore qui nous a donné les moyens de quitter Rome, à Khatoun et à moi. Khatoun voulait vous rejoindre...
– Et vous ? Souhaitiez-vous aussi me retrouver ?
Il y eut un petit silence et le visage blessé esquissa l’ombre d’un sourire timide.
– Non. Je savais que vous n’auriez aucun plaisir à me revoir. Ce que j’espérais... c’était retourner dans mon jardin de Trespiano. J’y ai vécu les seuls jours clairs de ma vie. Quant à la comédie qu’on nous a fait jouer, je voudrais que vous l’oubliiez et que vous viviez comme si je n’existais pas...
– Quelle comédie ?
Cette question, c’était Lorenzo qui venait de la poser d’une voix âpre et brutale. En levant la tête vers lui, Fiora vit le pli amer de sa bouche et la lueur inquiétante que la colère allumait dans ses yeux noirs. Elle le connaissait trop pour ignorer qu’il ne se contenterait pas d’une demi-vérité. Sans lâcher la main de Carlo qui, las d’avoir parlé, s’abandonnait à la fatigue, elle déclara d’une voix basse que seul le Magnifique put saisir :
– La veille du jour où je me suis enfuie de Rome, le pape nous a mariés dans sa chapelle privée...
A ce moment, comme si le ciel n’eût attendu que ces mots pour manifester sa désapprobation, un coup de tonnerre roula d’un bout à l’autre de la ville et une pluie diluvienne s’abattit, saluée dans l’instant par une clameur haineuse de la foule toujours massée devant le palais :
– A mort le Pazzi ! Qu’on nous le livre ! Épouvantée, Fiora serra plus fort la main maigre qu’elle tenait et murmura :
– Si tu le livres, Lorenzo, il faudra que tu me livres aussi...
CHAPITRE II
LE VISITEUR DE LA SAINT-JEAN
L’instant qui suivit fut terrifiant. Dressé devant le groupe formé par le blessé étendu et la jeune femme agenouillée auprès de lui, Lorenzo que sa robe noire grandissait encore le dominait de son ombre menaçante. Ses poings serrés, son visage crispé traduisaient une colère muette qui allait peut-être jusqu’à l’envie de meurtre. Fiora, faisant appel à tout son courage, se releva lentement et lui fit face, consciente de braver ainsi un potentat altéré de vengeance et non plus l’homme qui, parfois, délirait d’amour entre ses bras.
– Décide ! fit-elle. Mais décide vite ! Tu les entends ?
Les hurlements allaient s’amplifiant. L’averse ne dispersait pas la foule qui, au contraire, avait dû grossir, mais Lorenzo ne semblait pas entendre les cris de mort. Son regard fouillait celui de sa maîtresse comme s’il cherchait à en arracher quelque vérité cachée.
– Une Pazzi ! dit-il enfin. Toi, une Pazzi et l’épouse de ce misérable déchet...
L’indignation qu’elle éprouva se teinta d’une amère déception. Quel mobile, sinon une primitive jalousie de mâle – la plus basse puisqu’elle n’a pas l’excuse de l’amour – animait cet esprit généralement brillant pour lui souffler une si plate insulte ?
– Un mariage conclu sous la contrainte ne saurait être
valable devant Dieu, même béni par le pape, dit-elle. Quant à Carlo, il ne m’a pas touchée.
Puis, avec un dédain qui fit monter le rouge aux pommettes de Lorenzo :
– Tu devrais mieux me connaître et, je m’aperçois que je ne suis pour toi qu’une chair à plaisir, à peine plus qu’une courtisane. Alors, tu peux me livrer sans regrets car tu ne me soumettras plus à ton désir.
– Ce qui veut dire ? gronda-t-il.
– Que je partirai demain pour la France... à condition, bien sûr, que je ne sois pas massacrée d’ici une heure avec Carlo.
– Ne me défie pas, Fiora ! Tu n’as rien à y gagner.
– Voilà le banquier qui reparaît. Ai-je jamais cherché à tirer de toi un quelconque avantage ? Ce que tu m’as donné, je ne l’emporterai pas, sois sans crainte ! Je laisserai tout à Démétrios. Mais si tu es incapable de reconnaître tes amis, si la pitié t’est à jamais étrangère, ma place n’est plus auprès de toi.
D’un geste impérieux, elle l’écarta de son chemin et se dirigea vers la porte. Il la rattrapa :
– Où vas-tu ?
– Dire la vérité à Luca Tornabuoni. Lui apprendre que Carlo est mon époux et que, s’il veut le tuer, il me tuera avec lui.
– Mais enfin, pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’il vive si, comme tu le prétends, tu as été mariée de force ? Sa mort te libérerait, et tu le sais bien.
– Ma liberté ? C’est lui qui me l’a rendue en me conduisant au palais Riario et en rentrant chez lui avec Khatoun habillée de mes vêtements. Quant à mettre en doute ma parole, c’est indigne ! Souviens-toi de l’homme qu’était Philippe de Selongey. Je l’aimais, je l’aime encore et tu oses prétendre que je me suis laissée marier de bon gré ?
– Oh, je ne l’ai pas oublié !
Saisissant Fiora par un bras, il la traîna plus qu’il ne la conduisit vers un précieux miroir de Venise qui, placé près d’une fenêtre, reflétait la calme et harmonieuse ordonnance du jardin intérieur. Leur double image s’y inscrivit :
– Regarde ! Regarde bien ! ... Je suis laid, Fiora, je suis même affreux, et Carlo ne l’est guère plus que moi. Pourtant, tu m’as laissé te prendre encore et encore ! Bien mieux, c’est toi qui t’es offerte le premier soir. Rappelle-toi ! Tu m’as conduit dans ta chambre, tu as dénoué les cordons de ta chemise. Était-ce par amour pour ton époux défunt que tu me révélais ton corps, que tu m’attirais à toi ?