Seul Tornabuoni répondit « oui » d’une voix assez ferme. Son compagnon, dont les dents claquaient en dépit de la douceur de cette matinée, se contenta d’un signe de tête, incapable de parler.
– Vous vous êtes confessés, vous avez ouï messe et avez reçu la Très Sainte Communion ? Et, néanmoins, vous maintenez vos dires ?
Ils répondirent de la même façon. L’œil du roi fulgura, mais il permit aux coins de sa bouche d’esquisser un sourire :
– Nous croyons savoir pourquoi vous montrez tant d’assurance et tant de courage, bien aventuré, d’ailleurs, fit-il narquois. Vous pensez que messire Mortimer et messire de Commynes ayant été refusés comme champions de celle que vous accusez, personne ne viendra aventurer sa vie pour une si mauvaise cause ? Alors, regardez ! Et vous trompettes, sonnez ! Je crois qu’il nous vient là un chevalier !
La herse, en effet, se relevait encore et laissait passer trois cavaliers : l’un en tenue de voyage, les deux autres en armure... et une immense joie inonda le cœur de Fiora : car si le premier était Commynes, celui des deux autres qui, sur sa cotte d’arme, portait des aigles d’argent, c’était Philippe de Selongey...
Les trois hommes mirent pied à terre la porte franchie et marchèrent ensemble vers la tribune devant laquelle Tornabuoni et Olivier le Daim les regardaient approcher avec une vague épouvante, persuadés sans doute que les règles du combat allaient se retourner et qu’ils auraient au moins à affronter les deux guerriers. Parvenus devant le roi, tous trois saluèrent d’un même mouvement et Commynes parla :
– Sire, messire Mortimer et moi-même avons accompli la mission dont le Roi nous avait fait l’honneur de nous charger. Plaise à notre Sire que je lui présente le comte Philippe de Selongey, chevalier du très noble ordre de la Toison d’or qui vient par-devers vous, de sa libre volonté, pour défendre la cause et la vie de son épouse injustement accusée. Il accepte naturellement le combat à outrance.
De sa place, apercevant le profil acéré de Philippe, Fiora sentait son cœur fondre d’amour. Jamais il ne lui était apparu plus magnifique ni plus fier ! Louis XI se pencha vers lui, un coude appuyé sur l’un de ses genoux :
– Il nous plaît de vous accueillir en cette lice, comte de Selongey. Nous estimions, en effet, que vous deviez apprendre le grave danger couru par la comtesse... du fait de son imprudence.
– Si ce que l’on m’a dit est exact, Sire, et je n’ai aucune raison d’en douter, je ne vois ici aucune imprudence mais innocence surprise et c’est avec joie que je vais combattre, avec la permission du Roi – et ensemble – ces deux hommes qui ont osé l’accuser pour les motifs les plus bas : la jalousie et la cupidité...
– Un instant ! Avant que vous n’entriez en lice, il est bon que nous éclairions votre position par-devers nous. Vous avez été condamné à mort une première fois pour nous avoir tendu un piège et avoir tenté de nous assassiner.
– Le mot est rude, Sire, protesta Philippe. Nous nous trouvions en guerre et vous étiez le plus mortel ennemi de mon maître, Monseigneur Charles de Bourgogne que Dieu veuille tenir en son giron !
– Admettons-le ! La comtesse a obtenu non seulement votre grâce mais encore votre liberté qui vous a été rendue sans conditions. Une seconde fois, à Dijon, notre gouverneur vous a frappé d’une sentence de mort pour avoir tenté de soulever le peuple... Accordez-nous de parler sans être interrompu, s’il vous plaît ! gronda-t-il comme Philippe ouvrait déjà la bouche. Cette fois, c’est notre seule volonté qui vous a épargné la vie pour ne pas faire pleurer de trop beaux yeux, mais vous avez été emprisonné en notre château de Pierre-Scize... d’où vous vous êtes évadé. Est-ce bien exact ?
Selongey esquissa un salut pour montrer qu’il était d’accord.
– Donc, reprit le roi, vous êtes à nos yeux un prisonnier en fuite et, comme tel, nous sommes en droit de vous punir si d’aventure vous remportez ici la victoire. Nous espérons que nos messagers vous ont clairement exposé la situation...
Un étroit sourire étira la bouche altière de Philippe :
– Je n’ignore rien de ce qui m’attend. Messire de Commynes, en particulier... que je n’avais pas eu le plaisir de rencontrer depuis qu’il a quitté... un peu vite le service de Monseigneur Charles, s’est montré on ne peut plus clair sur ce point. Aujourd’hui une seule chose m’importe : arracher à ce bourreau que je vois auprès d’elle la femme qui porte mon nom et qui m’a donné un fils...
– Un fils que vous ne semblez pas autrement pressé de connaître ? Non seulement vous faites un étrange époux, seigneur comte, mais vous êtes aussi un curieux père...
– Ceux qui entendaient rester fidèles à leur serment féodal et à la mémoire du défunt duc vivent des temps cruels, Sire Roi ! Pour ma part, las des accommodements boiteux et des concessions trop faciles, j’ai choisi de servir Dieu ! Lui seul me semblait assez grand...
– Pour avoir droit à votre hommage ? Encore que ce ne soit guère aimable pour notre personne, nous sommes loin de vous reprocher d’avoir choisi si haut seigneur, un seigneur dont nous, rois et princes, ne serons jamais que les humbles valets. Mais nous ne sommes pas certain que ce choix si noble efface le serment prêté devant un autel à une damoiselle qui était en droit d’attendre de vous amour et protection.
– Je n’ai pas oublié et c’est pourquoi je vais combattre pour elle...
– Deux adversaires à la fois, songez-y ? Nous savons que ce n’est guère conforme aux règles de la chevalerie mais, ne doutant pas de votre venue et connaissant votre valeur, il nous apparut qu’ainsi les forces seraient plus égales...
En regardant ses adversaires, le sourire de Philippe se chargea d’un indicible dédain :
– Il y a quelques années, j’ai vu jouter à Florence messire Tornabuoni et je crois lui avoir dit alors ce que je pensais de... ses talents guerriers. L’autre, je ne le connais que pour l’avoir entendu mentir...
– Insupportable prétentieux ! rugit le Florentin, je vais te montrer de quoi je suis capable. Souviens-toi que seule la volonté de mon cousin Lorenzo de Médicis m’a empêché alors de te couper les oreilles !
– Une volonté qui tombait bien à propos. Quant à mes oreilles, elles n’ont pas grand-chose à craindre. Quand vous voudrez, messires ?
Des mains de Mortimer, Selongey prit son casque puis, de celles de Commynes, son épée et son écu. Après un dernier salut au roi, il alla s’agenouiller brièvement devant le Saint-Sacrement pour recevoir la bénédiction du prêtre. Les deux autres le suivirent, le malheureux barbier sur des jambes mal assurées qui firent sourire Tristan l’Hermite. Enfin, tous trois vinrent se mettre aux ordres du prévôt qui devait diriger le combat pour en recevoir les règles strictes. A ce moment, la voix de Louis XI se fit entendre :
– Encore un instant ! Revenez ici, Messeigneurs ! Quand ils furent à nouveau alignés devant lui, le roi s’accorda le plaisir de les dévisager à tour de rôle puis, arrêtant son regard aigu, si difficile à soutenir, sur Selongey, il dit doucement :
– Messire Philippe, il n’y a jamais eu d’amitié entre nous, mais vous êtes de trop haut lignage et nous estimons trop votre bravoure pour vous infliger l’affront de combattre maître Olivier le Daim qui n’est rien d’autre que notre barbier et dont nous n’avons pas pu nous résigner à faire un chevalier. C’est un pleutre indigne de porter les armes. Vous n’affronterez donc que l’ambassadeur de Florence qui est de noble naissance...
Le soulagement du barbier fut tellement évident qu’un rire discret parcourut l’assemblée. Mais Selongey ne rit pas :
– S’il a insulté ma dame, il mérite la punition que je vais lui infliger en lui coupant la gorge. Pour cela, la dague seule suffira et je ne souillerai pas mon épée...