Elle se morfondait tellement qu’au matin du troisième jour, elle ne résista pas à l’envie d’interroger Chrétiennotte :
– Cette maison, de l’autre côté du pont, qui n’ouvre jamais ses fenêtres et rarement sa porte, à qui donc appartient-elle ?
La servante roula des yeux plus ronds que jamais et se signa précipitamment deux ou trois fois et, comme Fiora s’étonnait, elle soupira :
– Demoiselle, vaudrait mieux qu’on vous change de chambre si vous devez vous intéresser à cette bicoque...
– Une bicoque ? il me semble que c’est une assez belle maison, solide et bien construite...
– Oui, bien sûr, mais mal habitée. Moi qui vous parle, j’aime guère à passer devant quand la nuit tombe.
– Vous voulez dire que c’est... un mauvais lieu ?
– Pas vraiment, mais le maître est un mauvais homme. Il est riche, pourtant, et de belle position, mais ladre comme un juif. Et il déteste les femmes pour lesquelles il a toujours un mauvais regard ou même un mot méchant. Il n’a pas de servante d’ailleurs, mais deux valets, deux lourdauds qui grognent comme des chiens hargneux et qui mordent au besoin. Malheur au mendiant qui oserait frapper à cette porte : il ne récolterait que des coups de bâton...
– Il n’est pas marié ?
– Messire du Hamel ? Marié ? Si riche qu’il soit, aucune femme ou fille, même miséreuse, ne voudrait de lui. Faut dire qu’il a déjà eu une épouse jadis, quand il habitait par ici. Une jeune demoiselle dont on dit qu’elle était belle comme tous les anges et il l’a si fort maltraitée qu’elle s’est enfuie de chez lui pour rejoindre son frère. Le malheur a voulu que, ce frère et elle, ils s’aimaient plus qu’il aurait fallu et ça a mal fini. Le mari les a retrouvés et les a fait exécuter par le bourreau... alors, vous pensez si ça donne envie à d’autres ! ... Tenez, vous voyez ! Voilà un des valets qui sort pour aller aux provisions...
Un homme de forte corpulence, le visage inexpressif sous les cheveux gris coupés au carré, vêtu d’une livrée gris et noir assez propre et portant au bras un grand panier, quittait en effet la maison dont il refermait soigneusement la porte derrière lui avant de mettre la clé dans sa poche.
– Celui-là, c’est le Claude, l’aîné. L’autre, le Mathieu, son frère, est un peu plus jeune. Ils ne sortent jamais ensemble. Quand y en a un qui s’en va, on peut être sûr que l’autre reste à la maison. C’est le maître qui veut ça...
– En tout cas, si le maître est avare, le valet n’a pas l’air si mal nourri...
– Le maître est pas fou. Il sait bien qu’il faut donner à manger à des molosses si on veut pas qu’ils vous dévorent. On dit que les deux frères lui sont tout dévoués. Ils sont peu causants... N’empêche que j’ai idée qu’y doit se passer des choses pas catholiques dans cette maison si bien gardée !
– Pourquoi cela ?
Chrétiennotte parut hésiter et regarda Fiora comme si elle se demandait jusqu’à quel point elle pouvait lui faire confiance. Puis, finalement se décida :
– Bon, je vous raconte encore ça et puis j’vais à mon travail. Sans ça, votre dame Léonarde va gronder. C’était y a deux ans à peu près, au temps où mon défunt Janet était encore sur cette pauvre terre. Un soir qu’y rentrait un peu tard de son travail – il était maçon – il est revenu chez nous tout sens dessus dessous parce que en passant par la rue du Lacet il avait entendu pleurer et gémir quelqu’un et ce quelqu’un c’était une femme qu’avait l’air de souffrir beaucoup... Comme c’était un gars courageux, mon Janet, il a cogné à la porte en demandant si on avait besoin d’aide mais personne n’a répondu...
– Il y avait peut-être une femme à ce moment-là ?
– Ça se serait su ! D’ailleurs, mon pauvre Janet est pas seul à avoir entendu des bruits du même genre, mais on pense dans le quartier que c’est peut-être l’âme de sa pauvre petite femme qui revient le tourmenter : c’est ici, au Morimont, qu’elle a été mise à mort... et le Morimont, c’est pas loin.
– Si je comprends bien, conclut Fiora, ce... du Hamel... a bien tort de se donner tant de mal pour faire garder une maison où personne n’a envie d’entrer ?
– C’est ça tout juste ! fit Chrétiennotte avec satisfaction. Moi j’sais bien qu’y faudrait me payer, et cher, pour que j’y aille. Et encore, ça serait pas sûr !
Ayant ainsi donné son opinion catégorique, la veuve de Janet reprit son balai, ses torchons et, avec une espèce de révérence à Léonarde qui franchissait la porte au même instant, elle disparut dans le couloir en fredonnant un cantique.
Mais l’histoire qu’elle venait de raconter laissait Fiora songeuse. Que la maison eût mauvaise réputation et qu’elle passât pour hantée lui convenait tout à fait – et même lui donnait une idée pour la façon dont elle pensait attaquer Regnault du Hamel. Dès son arrivée à Dijon, en effet, elle avait refusé tout net la proposition radicale d’Esteban :
– Vous voulez la mort de cet homme ? lui avait dit le Castillan. C’est la chose la plus facile du monde. Je l’attends un soir à son entrée ou sa sortie de chez lui et je vous l’étrangle.
C’était simple, en effet, trop simple même et surtout trop rapide. Elle ne voulait pas que le bourreau de sa mère tombât soudainement dans la mort, frappé d’un coup qu’il n’aurait pas vu venir et sans savoir qui l’avait ordonné. Fiora voulait être l’instrument de la vengeance ; elle entendait savourer le trépas de son ennemi En digne fille de la subtile et cruelle Florence, elle était décidée à dépenser le temps et l’or qu’il faudrait afin que cette mort atteignît à la perfection d’une œuvre d’art...
Elle y songea longuement ce soir-là, les yeux perdus dans l’azur pâlissant du ciel où se poursuivaient des bandes d’oiseaux, écoutant les bruits de cette ville où elle était née et que, cependant, elle ne connaissait pas. Contrairement à Florence si animée au coucher du soleil, Dijon, à la fin du jour, paraissait s’endormir sous ses toits dont les tuiles de couleur jaune, rouge ou noire, dessinaient des tapisseries entre les bouquets verts des jardins... Dans chaque quartier, le bourgeois le plus considérable se rendait auprès du vicomte-mayeur[ii] afin de lui remettre les clés de la porte dont il avait la garde. Ces hommes, pour qui c’était un fief viager, avaient la responsabilité de ces portes dont ils entretenaient les défenses à l’aide d’une part des droits de vivres et de marchandises. Ils se rendaient toujours en cérémonie à la maison de ville, mettant un point d’honneur à conserver cet usage un peu solennel dans une cité que ses ducs désertaient le plus souvent. Et Fiora savait que Pierre Morel avait la charge d’une de ces clés.
Quand elle l’eut entendu rentrer et que les marguilliers de Saint-Jean eurent sonné le « crève-feux » après lequel les rues devenaient désertes hormis pour les amateurs d’aventures, Fiora descendit dans la salle où Léonarde achevait de ranger après le souper auquel la jeune femme n’avait pas voulu participer. Démétrios et Esteban, assis auprès d’une fenêtre, profitaient des derniers instants de lumière pour disputer une partie d’échecs mais tous levèrent des yeux surpris en constatant que Fiora portait le costume de garçon dans lequel elle avait quitté Florence et tenait à la main un chaperon d’homme destiné à cacher ses cheveux.
– Doux Jésus ! s’écria Léonarde. Où prétendez-vous aller à cette heure, mon agneau ?
– Pas très loin. Je voudrais aller voir de près la maison de du Hamel, dès qu’il fera nuit tout au moins. Si Esteban veut bien m’accompagner...
– Naturellement, dit le Castillan qui se leva aussitôt. Mais pour quoi faire ? Le maître n’est pas encore rentré...