– C’est la raison pour laquelle je veux y aller. Quand il sera revenu, cela ne sera plus possible...
– Qu’as-tu derrière la tête ? demanda Démétrios qui avait pris le roi d’ivoire et l’examinait comme s’il s’agissait d’un objet rare.
– Je te le dirai plus tard. Pour l’instant, je désire voir le jardin et, si possible, y pénétrer.
Démétrios rejeta la pièce d’échecs et fronça les sourcils :
– C’est de la folie ! A quoi cela t’avancera-t-il ?
Sans répondre, Fiora alla jusqu’à un dressoir où se trouvait une corbeille de cerises, en prit une poignée et se mit à les croquer tout en regardant le ciel s’obscurcir lentement :
– Dans ces conditions, j’irai aussi, soupira Démétrios.
– Je préfère que tu restes avec Léonarde. Je n’en aurai pas pour longtemps et on remarque moins deux personnes que trois...
Le Grec n’insista pas. Il savait qu’il était inutile de discuter avec la jeune femme quand elle employait un certain ton. Pour en atténuer le côté péremptoire, elle ajouta gentiment :
– Sois sans crainte, tu sauras tout. Je t’expliquerai à mon retour.
Quand la nuit fut complète, Fiora et Esteban quittèrent l’hôtel en évitant de faire le moindre bruit et gagnèrent l’angle de la rue du Lacet où ils restèrent un instant cachés dans l’ombre épaisse fournie par l’encorbellement d’une maison, observant celle de du Hamel. Esteban avait conseillé cette halte :
– Mieux vaut attendre. Les valets sortent régulièrement, chacun à son tour, quand les rues sont désertes.
– Où vont-ils ?
– Rue du Griffon, dans une maison de filles. Reste à savoir s’ils y vont aussi quand le maître est là ! Tenez ! En voilà un qui sort.
En effet, le même homme que Fiora avait observé dans l’après-midi venait d’apparaître et fermait soigneusement la porte dont il mit la clé dans sa poche avant de s’éloigner d’un pas tranquille.
– Je me demande pourquoi ils ne sortent pas tous les deux, remarqua Fiora. Puisque la maison est vide ?
– Si le maître est avare, il doit être riche. Il tient sans doute à ce que sa demeure soit gardée. Allons-y à présent !
Sans faire plus de bruit que des chats, les deux compagnons d’aventures s’avancèrent sur le petit pont qui enjambait le ruisseau. Ils avaient tous deux la légèreté de la jeunesse et leurs pieds, chaussés de cuir souple, n’éveillaient aucun écho. Parvenue devant la porte, Fiora l’examina soigneusement. La nuit d’été était claire et la jeune femme avait de bons yeux mais elle acquit très vite la certitude qu’à moins de l’attaquer avec un bélier, cette porte se révélerait impossible à forcer. Comme elle représentait la seule ouverture du rez-de-chaussée, la maison était donc inviolable de ce côté.
– Allons voir le jardin ! souffla Fiora.
Il s’étendait sur l’arrière de la bâtisse, entre le Suzon et la rue de la Vieille-Poissonnerie. Le quatrième côté donnait sur une ruelle étroite et noire mais des murs assez élevés le défendaient.
– Si j’ai bien compris, fit Esteban, vous voulez entrer là-dedans ? Je vais passer le premier...
La vie de soldat de fortune menée si longtemps avait entraîné le Castillan à tous les exercices du corps. Escalader le mur fut pour lui un jeu d’enfant. Il s’y installa à califourchon puis se pencha pour aider Fiora. Il saisit les mains qu’elle lui tendait et la hissa auprès de lui. Après quoi tous deux examinèrent les lieux.
– C’est bien la peine d’avoir un jardin pour le laisser dans un état pareil ! marmotta Esteban. En effet, de leur observatoire, les visiteurs n’entrevoyaient qu’une masse confuse de buissons et d’herbes folles dans laquelle on ne pouvait distinguer le moindre sentier. La maison elle-même montrait une tourelle percée d’étroites ouvertures qui devait renfermer l’escalier mais les fenêtres étaient aussi rares que sur la façade rue : deux à l’étage dont l’une était ouverte sur les ténèbres intérieures et une sous le toit fermée par des volets.
– Restez là ! ordonna Fiora. Je reviens...
Et avant que son compagnon ait pu la retenir, elle avait glissé de l’autre côté du mur où elle resta accroupie un instant pour laisser se dissiper le bruit des feuillages froissés. La voix étouffée d’Esteban lui parvint comme de très loin :
– Faites attention, je vous en prie ! Vous n’avez même pas d’armes !
– J’ai un couteau, cela devrait suffire en cas de besoin, répondit-elle en posant la main sur la gaine de cuir qui pendait à sa ceinture. Puis, sans plus attendre, en prenant la maison comme point de repère, elle se faufila, toujours courbée, à travers la végétation sauvage du jardin. Elle allait lentement, un pas après l’autre, écartant les branches de ses mains gantées de cuir épais et les jambes bien protégées par des bottes souples qui lui montaient jusqu’aux genoux. Un bruit de fuite dans l’herbe l’immobilisa, le cœur arrêté, mais un miaulement aigu vint la rassurer presque aussitôt : c’était un matou que les approches de la pleine lune mettaient en émoi.
Elle arriva enfin au pied de la maison et toucha de la main le bois d’une porte découpée dans la tourelle, mais cette porte-là était aussi solide, aussi bien armée que l’autre. La seule possibilité d’entrée était offerte par cette fenêtre ouverte à l’étage mais l’encorbellement en rendait l’accès impossible à moins que de posséder une échelle.
Déçue, Fiora allait rebrousser chemin quand un nouveau bruit suspendit son mouvement. Cette fois, ce n’était lus le cri d’un chat mais des sanglots qui semblaient monter du sol. Ecartant doucement les grandes herbes qui croissaient contre le soubassement, elle aperçut soudain un étroit soupirail défendu par un croisillon de fer. Il y avait là une cave, très certainement, et, dans cette cave, quelqu’un pleurait...
Se jetant à genoux, Fiora se courba pour essayer d’apercevoir quelque chose mais ses yeux ne purent fouiller l’obscurité.
– Qui pleure ici ? murmura-t-elle, bouleversée par cette invisible douleur qui évoquait celle d’une âme en peine. Puis-je vous aider ?
Les sanglots cessèrent sur un reniflement. Fiora allait renouveler son appel quand un vacarme de verrous tirés parvint jusqu’à elle, suivi d’une voix rude qui grondait :
– Assez pleuré comme ça ! Tu m’empêches de boire ! ... J’ veux plus t’entendre, t’as compris ?
Le silence retomba, à peine coupé par un petit gémissement. La créature enfermée là s’efforçait sans doute de contenir ses sanglots. L’homme qui devait être le second valet ne bougeait pas. Et soudain, Fiora entendit :
– Tu peux pas dormir ? ... Pas étonnant avec c’t’attirail ! ... Tiens ! bois un coup... et si t’es gentille t’en auras encore...
Il y eut un bruit de chaînes puis un lappement semblable à celui d’une bête qui boit. L’homme éclata de rire :
– Là ! Tu vois ? Ça va mieux ! ... Allez, laisse-toi faire ! Autant s’amuser un peu, pas vrai ? Tant qu’ le vieux est pas là !
Fiora, épouvantée, n’eut aucune peine à identifier les bruits qui suivirent. Lentement, se retenant même de respirer, elle s’éloigna du soupirail et rejoignit le mur sur lequel Esteban se morfondait. A nouveau il l’aida à grimper jusqu’à lui.
– Alors ? Vous avez trouvé quelque chose ?
Elle appuya vivement sa main sur la bouche de son compagnon.
– Oui, mais ce n’est pas l’endroit pour en parler. ! souffla-t-elle.
Quelques minutes plus tard ils étaient de retour et Fiora faisait le récit de son aventure avec la passion qu’elle mettait toujours lorsque son cœur était touché :